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sous cette apparente immobilité s’agitent des courans d’eau invisibles, règne un perpétuel mouvement. Les poissons et les autres êtres organisés qui ne s’éloignent guère de la surface obéissent aux lois de la température locale, au degré de latitude sous lequel ils se trouvent ; en est-il de même pour les hôtes des profondes mers ? L’océan a pour ainsi dire dans ses abîmes son nord et son midi, ses régions froides, chaudes ou tempérées, qui modifient singulièrement la distribution de la vie animale. De même que des plantes alpines, croissent à de grandes hauteurs sur les montagnes voisines des tropiques ; ainsi la faune sous-marine présente des types très variés et des contrastes frappans selon la profondeur des eaux. C’est le même phénomène en sens inverse. A quelques milles de distance, on trouve, selon la nature des courans, tantôt des espèces inférieures vivant dans les régions boréales, tantôt d’autres familles qu’on croyait jusqu’ici habiter uniquement les mers tempérées[1]. Sous la même latitude et dans la même masse d’eau s’étend une variété de climats. La température de la surface ne détermine donc point du tout les conditions de la vie pour les animaux qui habitent les bas-fonds de l’océan. Fils de l’abîme et des milieux chauds ou froids sous l’empire desquels ils se développent, c’est la mer seule qui, par la qualité thermale des eaux, leur assigne une patrie dans ses immenses domaines.

Forbes et les autres naturalistes qui, avant l’essai des dragages profonds, refusaient de croire que des animaux pussent exister à plus de 550 mètres au-dessous de la surface, invoquaient deux raisons pour qu’il en fût ainsi, la pression des eaux et l’absence de lumière au fond de l’océan. La pression des couches supérieures sur les couches inférieures est en effet énorme[2] ; mais l’expérience a démontré que cette circonstance n’était point un obstacle au développement de la vie. Les êtres organisés du tissu le plus délicat peuvent subsister et se mouvoir sur le lit de la mer sans se

  1. Les trouvailles du Porc-Épic ont démontré que beaucoup d’espèces de mollusques et de crustacés considérées jadis comme purement arctiques s’étendent vers le sud dans les mers profondes aussi loin que les sondages ont été pratiqués. On les rencontre jusqu’à l’extrémité nord de la baie de Biscaye, et les savans se demandent si elles ne se répandent point encore plus avant dans les zones froides des mers intertropicales. Il en est de même pour certains échinodermes, qu’on n’avait trouvés jusqu’ici que sur les côtes du Groenland ou de l’Islande.
  2. 200 grammes environ par centimètre carré et pour chaque brasse de profondeur, ce qui donne 200 kilogrammes par centimètre carré à une profondeur de 2,000 mètres. Sous une colonne d’eau atteignant dans certains endroits la hauteur de 4 kilomètres et égale au poids de 400 atmosphères, l’animal immergé jouit de la liberté entière de ses mouvemens tout aussi bien que s’il vivait à la surface. Ce phénomène s’explique par deux raisons : la première est que les corps vivant au fond de la mer ne contiennent point de cavités remplies d’air, et la seconde c’est que la pression du liquide s’exerce également sur eux dans tous les sens.