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vents, les autres au fond d’un gouffre lavent leurs souillures, d’autres s’épurent par le feu ; » mais le terme de cette expiation est le même pour toutes : après mille ans écoulés, elles sont redevenues pures et peuvent tenter de nouveau l’épreuve de la vie. L’immortalité n’est donc plus aussi entière que tout à l’heure ; ce n’est pas la même existence qui persiste et se prolonge à travers la mort, c’est une série d’existences nouvelles et distinctes qui recommencent à chaque fois. Aussi les âmes, dans ce nouveau séjour, ne semblent-elles plus aussi vivantes qu’elles l’étaient dans le champ des pleurs ou dans l’Élysée. Ce sont vraiment « ces ombres silencieuses » que le poète saluait d’avance au commencement de son récit. Les autres ne méritaient guère ce nom ; elles parlent au contraire avec tant de plaisir qu’il faut toujours que la sibylle les interrompe et qu’elle arrache Énée à ces entretiens infinis. Celles-ci, quoique réunies en troupe innombrable, font à peine autant de bruit que les abeilles qui bourdonnent un jour d’été en se posant sur les fleurs. Virgile nous les montre au moment où elles s’approchent du fleuve d’oubli, mais en vérité elles n’ont guère besoin d’y aller boire : aucune d’elles ne paraît se souvenir de sa vie passée ni avoir le sentiment de sa vie future. Elles passent devant le chef de leur race, portant déjà les insignes et les traits qui les font reconnaître, mais elles passent en silence, sans paraître rien voir, sans manifester aucune émotion. Ce sont, je le répète, deux enfers différens, dont l’un est plutôt emprunté aux croyances populaires, l’autre se rapporte davantage aux doctrines des philosophes. Si Virgile avait pu mettre la dernière main à son œuvre, il les aurait certainement mieux fondus ensemble ; cependant un critique distingué, M. Conington, affirme, et, je crois, avec raison, qu’il ne serait pas arrivé à nous faire passer de l’un à l’autre sans surprise et à supprimer tout à fait les difficultés qui naissent de leur voisinage : la contradiction était au fond même des choses ; on pouvait la dissimuler et non la détruire. Il est du reste assez vraisemblable qu’elle choquait moins les contemporains que nous. Ces élémens divers que Virgile avait voulu mêler dans son poème, chacun, en descendant en lui-même, les retrouvait dans ses croyances. D’ordinaire elles se composaient à la fois des souvenirs de l’enfance, des études de la jeunesse et des réflexions de l’âge mûr. Les opinions populaires, qui s’insinuent d’abord dans l’âme, et, la trouvant vide, s’y installent à l’aise, en faisaient le fonds ; sur cette première couche venaient se placer les connaissances et les idées qu’on devait à la philosophie, et le plus souvent elles la recouvraient sans l’effacer. Comme les religions n’avaient alors ni dogmes précis, ni symbole arrêté, on éprouvait moins le besoin de se faire un corps de doctrine homogène et de ramener ce mélange un peu confus à