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ne le suit que de loin, et dès les premiers pas il se trouve amené à modifier son modèle pour l’accommoder aux idées de son pays et de son temps. Homère a placé le séjour des morts à l’extrémité de l’immense océan, « c’est là qu’habitent les Cimmériens, qui sont toujours cachés dans les brouillards. Jamais le soleil ne les regarde de ses rayons, ni quand il gravit le ciel semé d’astres, ni quand il redescend vers la terre des hauteurs célestes ; une triste nuit s’étend toujours sur ces malheureux mortels. » Virgile n’envoie pas son héros chercher les enfers aussi loin. On croyait beaucoup en Italie que les grottes du lac Averne étaient une des ouvertures du royaume infernal. Cette opinion, qu’accréditaient les phénomènes volcaniques dont ce pays est le théâtre, était fort ancienne. Annibal, en traversant la Campanie, s’était détourné de sa route pour y sacrifier. Plus tard, Lucrèce combattit cette superstition avec une ardeur qui montre qu’il la savait répandue et puissante ; mais il la combattit sans succès : elle dura jusqu’à la fin du paganisme, et un document religieux des dernières années du IVe siècle nous apprend que sous Valentinien III les dévots partaient encore de Capoue en procession le 27 juillet pour visiter « les enfers de l’Averne. » C’est par là qu’Énée pénètre dans le séjour des morts. Virgile n’ignorait pas ce qu’il perdait à suivre cette tradition : il se privait de ce lointain mystérieux du récit homérique qui séduit l’imagination, mais il y gagnait de s’appuyer sur la foi populaire, et c’est ce qu’il cherche avant tout. Ce premier changement en amène nécessairement beaucoup d’autres. Le pays des Cimmériens se défend par l’océan qui l’entoure et les ténèbres qui le cachent ; l’Averne est à deux pas de Pouzzoles et de Naples, dans un des pays les plus fréquentés du monde. Quand on se décide à y placer l’entrée des enfers, il convient de leur rendre de quelque façon ce prestige de l’inconnu qu’on leur a fait perdre ; il faut surtout les protéger contre les entreprises des curieux. Plus on les rapproche de nous, plus il est nécessaire d’en rendre l’accès difficile. Il ne l’est pas pour les morts : « nuit et jour est ouverte la porte de Pluton » où s’engouffrent les âmes de ceux qui ont vécu ; mais les vivans n’y pénètrent pas, « c’est à peine si Jupiter accorde cette faveur à quelques enfans des dieux qui la méritent par leur vertu. » Énée est de ce nombre. Les dieux lui permettent de cueillir dans la forêt le rameau d’or qui doit charmer les puissances infernales, et pendant que sous ses pieds la terre mugit, que les collines chancellent, que les chiens hurlent dans l’ombre, précédé par la sibylle et présentant aux fantômes la pointe de son épée, il se jette résolument dans la sombre caverne, et arrive au vestibule des enfers, dont toute une armée de monstres garde l’entrée. L’énumération qu’en fait Virgile est