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initiés d’Eleusis. C’est l’hypothèse célèbre de Warburton, qui déjà semble avoir été soupçonnée par les critiques de l’antiquité ; elle est malheureusement beaucoup plus séduisante que vraisemblable. Virgile n’était pas initié lorsqu’il écrivit le sixième livre, et, quand il l’aurait été, est-il probable qu’un homme aussi pieux que lui se fût permis de divulguer ce qui ne devait pas être connu des profanes ? Sans doute on ne peut nier absolument qu’il ne se trouve dans le sixième livre quelques détails empruntés aux mystères, mais Virgile n’en a pu dire que ce qu’en savait tout le monde, ce qui à la longue en avait transpiré malgré les recommandations des prêtres et les menaces prononcées contre les indiscrets. C’est ailleurs qu’il va d’ordinaire chercher ses renseignemens. Il les prend à deux sources différentes, les traditions populaires et les systèmes des philosophes qui, comme Platon, ont interprété les vieilles légendes, voilà d’où il a tiré ce qu’il demande la permission de répéter. S’il a pris tant de soin de recueillir ces témoignages, s’il en parle avec tant de solennité, c’est qu’il les regarde presque comme des révélations divines ; il se fait fort maintenant « de découvrir les secrets enfermés dans les profondeurs de la terre. » Dans tous les cas, il a tenu à nous bien prévenir qu’il n’invente point ce qu’il va nous raconter, et que nous n’y trouverons que « ce qu’il a entendu dire : sit mihi fas audita loqui. » Homère et Dante ont fait comme lui ; cependant leur situation n’était pas la même que la sienne. L’un vivait dans une époque encore jeune où l’on n’avait pas eu le temps de songer beaucoup à ces grands problèmes ; les contemporains de l’autre y avaient sans doute beaucoup réfléchi, mais, comme ils étaient enchaînés à des dogmes précis et retenus par une autorité rigoureuse, ils n’avaient rien imaginé que dans le sens de leurs croyances. Les deux poètes avaient donc à leur disposition des élémens qui concordaient à peu près ensemble ; Virgile au contraire travaillait sur des matériaux qui différaient profondément entre eux. On vient de voir par quelles vicissitudes la conception de la vie future avait passé à Rome et les changemens qu’elle avait subis dans le cours des âges. Il était bien difficile que le poète pût entièrement accorder les anciennes croyances des Romains avec leurs opinions nouvelles : il l’était plus encore qu’il parvînt à rattacher de quelque façon ces récits populaires aux systèmes imaginés par les philosophes, et, comme il voulait pourtant qu’on retrouvât quelque chose des uns et des autres dans son poème, il ne pouvait guère éviter de se contredire. C’est la manière dont il faut expliquer et résoudre la plupart des difficultés qu’on rencontre dans le sixième livre.

Là comme ailleurs, Virgile se met à la suite d’Homère, mais il