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parlât au nom de « l’équilibre européen, » — cette démarche se fondait en elle-même sur une de ces méprises ou une de ces fantaisies d’interprétation trop fréquentes en France. M. Jules Favre partait de ce point, que la révolution du 4 septembre, en faisant disparaître l’empire, avait pu désintéresser l’Allemagne, que la paix était possible sans de trop graves sacrifices, puisque le roi Guillaume aurait déclaré dans ses proclamations qu’il faisait la guerre à l’empereur Napoléon, non à la nation française. C’était une traduction très libre, complaisamment propagée par les journaux, de la proclamation du roi, qui avait dit tout bonnement : « Je fais la guerre aux soldats et non aux citoyens français. » Notre ministre des affaires étrangères ne savait pas encore que, le jour même de la capitulation de Sedan, M. de Bismarck avait pris son parti dans l’orgueil de la victoire, qu’il avait adressé au général de Wimpfen ces menaçantes paroles : « Aujourd’hui c’en est assez… Il faut que nous ayons entre la France et nous un glacis ; il faut un territoire, des forteresses et des frontières qui nous mettent pour toujours à l’abri de toute attaque de sa part. »

La pensée contenue dans ces paroles, M. Jules Favre allait la retrouver à Ferrières. Le 18 septembre au matin, il quittait secrètement Paris à moitié investi, par Charenton et Créteil ; il avait été obligé de mettre dans sa confidence le général Trochu et le général Le Flô, dont il ne pouvait se passer pour franchir nos avant-postes, mais il gardait toujours pour lui seul la responsabilité de ce qu’il faisait. Conduit à Villeneuve-Saint-George auprès d’un général prussien, il s’acheminait bientôt au milieu des colonnes de l’armée allemande, qui se croisaient de toutes parts, à travers des villages et des campagnes qui offraient déjà le spectacle désolé de l’invasion et de la ruine aux portes de Paris. M. Jules Favre se rencontrait d’abord avec M. de Bismarck sur la route, dans une habitation isolée, à la Haute-Maison, puis au château de Ferrières, où le roi Guillaume venait d’établir son quartier-général.

Cette entrevue de Ferrières, c’était après tout le dialogue d’un vainqueur et d’un vaincu, — d’un vainqueur hautain, habile, rusé, familier, inexorable, et d’un vaincu réduit à se défendre par la dignité morale de son attitude. Au fond, de quoi s’agissait-il ? La paix, une paix définitive, M. de Bismarck laissait parfaitement entrevoir à quel prix il la mettait désormais, lorsqu’il appelait Strasbourg « la clé de sa maison ; » mais on n’en pouvait parler que d’une façon « académique, » selon le mot du chancelier allemand. M. Jules Favre n’avait aucun titre, il n’était que le plénipotentiaire de bonne volonté d’un gouvernement dont il ne portait pas l’autorisation, que M. de Bismarck ne reconnaissait même pas, ou qu’il