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avait choisi pour ministre, faisait obstacle à ses idées de domination : elle résolut de s’en débarrasser, et pendant une promenade elle le fit tuer, sous les yeux du roi, par des assassins que lui avait prêtés Foulques, comte d’Anjou, avec lequel on l’accusait d’entretenir des relations adultères. Mère dénaturée, elle voulut enlever la couronne à son fils Henri pour la donner à son second fils Robert, s’allia à Baudoin, comte de Flandre, à Eudes, comte de Champagne, à Guillaume VI, duc de Guyenne, car les grands feudataires étaient toujours prêts à se mêler aux complots de famille, et l’héritier légal, Henri, ne put arriver au trône qu’en implorant le secours du duc de Normandie contre les puissans seigneurs mis en campagne par sa mère.

Isabeau de Bavière, que l’on peut appeler une Frédégonde capétienne, devait laisser dans notre histoire une trace plus sombre encore, et l’on se demande, en comparant les actes de sa vie publique et privée avec ses devoirs de reine et d’épouse, si la folie de Charles VI n’était pas contagieuse. Ralliée contre les Bourguignons au parti du duc d’Orléans, lorsqu’elle était sa maîtresse, elle passe après sa mort dans le parti de son assassin, Jean sans Peur, pour revenir ensuite aux Armagnacs, et se liguer en dernier lieu avec les Anglais. Elle participe au massacre de 1418, qui jette sur le pavé de Paris trois mille victimes, dont un connétable, un chancelier, deux archevêques, six évêques et quarante magistrats, et, pour mettre le comble à sa trahison, elle donne avec la main de sa fille Catherine la France à Henri V d’Angleterre, à l’exclusion du dauphin Charles, en s’engageant à user des dernières rigueurs contre ceux qui prendraient le parti de l’héritier légal de la couronne, c’est-à-dire contre les défenseurs de la cause nationale[1] ; mais les malheurs du royaume, auquel elle était étrangère par sa naissance, lui importaient peu. Elle avait tout à la fois à se venger du roi et de son propre fils, car le roi, surprenant chez elle le seigneur de Bois-Bourdon, son amant, l’avait fait jeter à la Seine, cousu dans un sac, et l’avait elle-même reléguée à Blois ; son fils avait obtenu contre elle un arrêt d’exil, lorsqu’elle était du parti bourguignon, et de plus il avait confisqué l’argent qu’elle avait volé

  1. Il faut lire dans l’Essai sur les mœurs, chap. LXXIX, les réflexions qu’inspire à Voltaire la prise de possession de la couronne de France par le roi d’Angleterre. Il est impossible de flétrir avec plus de verve et de raison les lâchetés qui dans les temps de révolution donnent aux faits accomplis la sanction du droit. « Si les successeurs de Henri V, dit Voltaire, avaient soutenu l’édifice élevé par leur père, s’ils étaient aujourd’hui rois de France, y aurait-il eu un seul historien qui ne trouvât leur cause juste ? Mézerai n’eût point dit en ce cas qu’Henri V mourut des hémorrhoïdes en punition de s’être assis sur le trône des rois de France. Les papes ne leur auraient-ils pas envoyé bulles sur bulles ? .. Que de prédicateurs eussent élevé jusqu’au ciel Henri V, vengeur de l’assassinat et libérateur de la France ! »