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REVUE DES DEUX MONDES.

— Je ne le recevrai pas, madame; je ne le verrai plus jamais. Je pars.

— Vous partez !

— Quand vous aurez parlé à mon père, il ne refusera plus de m’emmener.

Mme d’Hesy se tut quelques instans[sic]. Ce départ,, qu’elle avait prévu, qui d’ailleurs était inévitable, ce n’était plus assez; trop de dangers et d’angoisses le suivraient pour elle et pour Clotilde. Frémissant d’amour maternel et de crainte, elle rêvait déjà, de la part de cette noble jeune fille, qu’elle admirait profondément, et si cruellement frappée qu’elle fût, un dévoûment plus grand, une résolution plus haute; ne les définissant pas bien encore dans le désarroi de son âme et de sa pensée, mais s’enhardissant par degrés, elle lui dépeignit en traits hésitans[sic] d’abord, plus saisissans bientôt, l’existence qui leur était réservée à elle et à sa fille. Elsie l’écoutait, ne sachant où elle en voulait venir. Le courroux et le dédain, moins que la pitié, plissaient ses lèvres. — Et quand cela serait, Mlle d’Hesy ne l’aurait-elle pas mérité?

— Hélas ! mademoiselle, est-elle donc la seule coupable, et n’est ce point votre père que vous accusez autant qu’elle?

Mais Elsie répondit gravement; — Je n’ai plus à juger mon père, madame. Est-ce que l’expiation ne va point venir pour lui? Est-ce qu’il ne va pas avoir à pleurer sur mon sort et à rougir devant sa fille?

— Grand Dieu, mademoiselle ! s’écria Mme d’Hesy; voudriez-vous donc qu’il en fût ainsi pour Clotilde? Ah ! mademoiselle ! ah ! mon enfant, — je suis assez vieille pour vous nommer ainsi, — songez-vous au sort qui nous menace? Songez-vous que depuis vingt ans Philippe adore sa sœur comme une sainte, qu’elle est l’objet de sa tendresse, comme il est, lui, sa joie et son orgueil? Le voyez-vous apprenant tout à coup que la chaste créature qu’il a connue n’est qu’une fille coupable, qu’une mère de hasard, et que je ne suis, moi, avec mes cheveux blancs, que la complaisante éhontée de cette femme? Philippe n’est encore qu’un enfant, il sera implacable. Comprendra-t-il jamais, cet enfant blessé au cœur, ce que j’ai dû faire pour sauver ma fille, admettra-t-il ce mensonge d’une mère au désespoir? Ne me dira-t-il pas que toute fraude est impie, et que, puisque le mal était fait, j’aurais du vivre avec ma fille dans une solitude lointaine? Ne nous rendra-t-il pas responsables de ces hasards vengeurs qui, exhumant la faute que l’on croit enfouie dans les repentirs et le chagrin, la produisent au grand jour et la châtient? Ah ! certes oui, nous eussions dû vivre à l’écart, et je suis assez punie de ne l’avoir point fait; mais, quand il saura tout, que