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tout ce qui était possible pour empêcher cette résolution, qui peut-être aura des suites terribles. Je n’entends pas grand’chose à la politique, mais je suis soldat, et je comprends ce que doit être une armée prête à marcher. La politique que nous faisons produira certainement la guerre, car Bismarck n’est pas homme à se laisser offenser. Pour faire la guerre, on a besoin d’une armée bien organisée ; or, à mon avis, nous ne l’avons pas.

— Votre excellence s’alarme trop, s’écrie M. de Meysenbug, nous avons huit cent mille hommes, le ministère de la guerre le constate…

— Le ministère de la guerre peut constater ce qu’il veut, interrompt M. de Mensdorf ; je suis soldat, je connais bien la situation de l’armée. Si nous étions en état de faire marcher seulement la moitié de vos huit cent mille hommes, je me tiendrais pour satisfait. Et avec une pareille armée nous serons obligés d’opérer sur deux théâtres à la fois, car vous verrez qu’au premier coup de canon l’Italie se tournera contre nous ; je suis même persuadé qu’il existe déjà une alliance entre elle et la Prusse. Les fils de cette alliance aboutissent à Paris.

— M. de Gramont dit pourtant…

— Gramont ! s’écrie M. de Mensdorf en s’animant, eh ! croyez-vous donc que Gramont sache ce qui se passe à Paris ? Croyez-vous que l’empereur lui donne le dernier mot de sa politique mystérieuse dans des dépêches officielles ? Gramont sait qu’il ne doit rien dire de ce qui pourrait empêcher la guerre, car cette guerre sert trop bien les intérêts français. La réunion des armées de l’Autriche et de la Prusse inquiète Paris ; à cause de cela, l’Allemagne doit à son gré être divisée. L’Allemagne sera vaincue dans celle des deux puissances qui perdra la partie ; celle qui la gagnera la gagnera pour la France. Je ne puis croire à la victoire de l’Autriche, je l’ai dit à l’empereur, j’ai voulu donner ma démission ; mais sa majesté m’ordonne de rester, et je reste comme soldat. Si j’étais un ministre politique de l’école moderne, je ne resterais pas. — Après cette tirade, il rentre dans ses salons et s’en va causer avec M. de Gramont. Peu à peu chacun sent qu’une atmosphère glaciale entoure M. de Werther, qui dissimule à grand’peine son isolement jusqu’à l’heure où il peut enfin se retirer.


Troisième changement de décor, et celui-ci est le plus intéressant pour nous. Ce diable-boiteux Samarow, pour qui les palais n’ont pas de secrets, nous transporte aux Tuileries. Un homme d’un extérieur modeste monte l’escalier qui conduit au cabinet de M. Piétri. C’est M. Hansen, un Danois qui se remue beaucoup pour les intérêts de son pays natal.