Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/962

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Non, répond M. de Bismarck.

— C’est alors l’armée prussienne seule qui vous donne de la sécurité ; tous les autres points d’appui sont imaginaires. L’attitude de la France n’est ni ferme ni définie, l’Allemagne en général me paraît être ennemie ; je ne me fie pas au Hanovre, il peut devenir dangereux. Une question encore, qui n’est pas la moins sérieuse : cette guerre est-elle nécessaire ? Vous savez si je désire que la Prusse se place à la tête de l’Allemagne ; j’ai toujours compté sur le temps pour obtenir pacifiquement ce résultat. Pourquoi troubler la Prusse par les chances incertaines d’une guerre ?

À ces mots, Bismarck se lève vivement, et, saisissant la main de Manteuffel, répond : — O mon ami, je reconnais votre prudence et votre délicatesse, mais moi non plus, je ne joue pas légèrement avec le sort de la Prusse. Ce n’est pas moi qui ai provoqué la guerre, on me l’impose. N’y a-t-il pas aussi des momens dans la vie où l’action prompte et la résolution hardie sont nécessaires pour atteindre aux grandes choses et pour détourner de grands maux ?

— Si pourtant vous ne réussissiez pas, demande M. de Manteuffel, quelles précautions aurez-vous prises pour sauver la Prusse de sa perte ? Vous savez qu’un bon général pense d’abord à la retraite.

— Si je croyais possible que notre armée fût battue par l’armée autrichienne, je ne serais pas ministre prussien.

À ces mots, M. de Manteuffel prend congé. — Notre conversation, dit-il, me semble terminée.

— Adieu, dit tristement M. de Bismarck, vous m’ôtez une espérance, un appui.

— Mes vœux les plus ardens, répond M. de Manteuffel, seront toujours pour le bonheur de la Prusse.

M. de Bismarck reconduit silencieusement son hôte en songeant :

N’a-t-il pas raison ? Peut-être ? Si le succès nous faisait défaut, quelle serait l’issue ? .. . Il faudrait se retirer comme un joueur imprudent, condamné par tous dans l’avenir ; — d’un autre côté, reculer avec la conviction de la victoire dans le cœur, perdre le moment propice et avec lui l’avenir de la Prusse, que je vois si brillant devant moi ! Ce que tu perds en une minute, une éternité ne saurait te le rendre…

Sur cette sentencieuse réflexion, il passe dans le salon, où se trouvent Mme de Bismarck, sa fille et son confident, M. de Keudell ; il s’assied affectueusement auprès de sa femme et prie son jeune ami de faire un peu de musique. M. de Keudell obéit, il exécute en virtuose la marche funèbre de Beethoven. « Tous les trois se sentirent émus en écoutant. M. de Bismarck regardait autour de lui comme s’il venait de s’éveiller d’un songe. Pendant quelques minutes, il resta debout, immobile, puis, s’adressant à lui-même, il