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— Sa majesté désire avoir votre avis.

— Alors c’est mon devoir de le donner ; cependant il faut d’abord que je sois mis au courant du but de votre politique et des moyens par lesquels vous croyez pouvoir l’atteindre.

M. de Bismarck baisse silencieusement la tête.

— D’après la conviction que je me suis formée en observant les événemens, continue son interlocuteur, vous voulez résoudre la question allemande ou plutôt la trancher : vous voulez mettre entre les mains de la Prusse toute la puissance de l’Allemagne et tourner l’épée contre ceux qui s’y opposent ; en un mot, vous voulez presser la crise de cette maladie chronique qu’on appelle la question allemande.

— Oui, je le veux, répond Bismarck d’une voix vibrante.

— Ne vous y trompez pas, vous rencontrerez une vigoureuse résistance.

— Je le sais.

— Eh bien ! continue M. de Manteuffel, considérons seulement les moyens dont vous pouvez disposer. Vous avez l’armée prussienne, un moyen dont je ne méconnais assurément pas l’importance, bien que dans cette lutte il y ait encore d’autres points à considérer, les alliances, l’opinion publique. Les alliances me semblent bien douteuses ! .. La France ? Vous devez vous rendre compte mieux que personne de la situation à l’égard de l’homme silencieux ? — L’Angleterre ? .. L’Angleterre attendra le succès. La Russie, elle, est sûre ; la voix publique…

— Est-ce qu’il y a une voix publique ?

— Il y en a une, répond en souriant M. de Manteuffel, il y a une opinion publique qui s’élève comme le vent, aussi fugitive et aussi terrible que lui lorsqu’il apporte la tempête. L’événement qui repose encore dans le sein de l’avenir, c’est une guerre d’Allemands contre Allemands, une guerre civile, et dans de telles conjonctures l’opinion publique réclame son droit. Elle peut être un allié puissant ou un ennemi formidable, et elle est contre la guerre en Prusse plus encore que dans le reste de l’Allemagne. A ne considérer que le concours même de l’armée prussienne, ceci n’est pas indifférent.

— Supposez-vous donc…, interrompt M. de Bismarck.

— Que l’armée soit capable d’oublier son devoir et ose refuser de marcher ? Non, jamais ! Il pourra survenir quelques irrégularités dans la landwehr, mais elles seront rares ; l’armée fera son devoir, elle est l’incarnation de l’obéissance. Nierez-vous cependant qu’il n’y ait une grande différence entre le devoir accompli avec joie et enthousiasme ou avec appréhension ?

— La joie, l’enthousiasme, naissent du succès.