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solitudes de l’Arménie. On lui apporta une lettre couverte de timbres multicolores : elle rompit le cachet, qui portait, en lettres arabes, le monogramme de Tikrane-Effendi, et lut ce qui suit :


« Constantinople, 26 octobre 1861.

« Madame, vous m’aviez chargé de vous donner des nouvelles de nos amis de la montagne kurde ; si ces nouvelles vous parviennent tardivement, excusez-moi, je vous prie, en songeant qu’il est difficile de savoir à Constantinople ce qui se passe à Abdurrahmanli. Voici ce que j’ai appris tout récemment d’un voyageur qui vient de traverser le Kurdistan.

« Sélim-Agha n’a jamais reparu parmi les siens ; les cavaliers qui s’étaient mis à sa poursuite ont perdu ses traces à la frontière de Perse, et pendant plusieurs mois on n’a plus entendu parler de lui. Au commencement de cette année, le bruit s’est répandu qu’il avait été rejoindre les tribus kurdes établies aux frontières du Khorassan ; enfin, il y a quelque temps, un derviche voyageur venu de Méched a rapporté que ce malheureux Sélim-Agha s’est fait tuer dans une rencontre avec les Uzbeks du désert de sable rouge. On ne sait pas les motifs de l’étrange résolution qu’il a prise : les siens disent qu’il y a de la magie dans tout cela ; quant à moi, je me perds en conjectures.

« Vous aviez laissé à Abdurrahmanli une amie qui parlait sans cesse de vous, la petite Frandjik ; malheureusement la pauvre enfant est tombée malade au commencement de l’hiver. Elle avait toujours eu une faible santé ; le chagrin que lui a causé le départ de son oncle ne lui a pas été moins fatal que les rigueurs du climat, et elle est morte avant le printemps. Elle a demandé à sa mère d’être enterrée avec le bracelet que vous lui aviez donné… »

— Pauvre Frandjik ! pauvre Sélim ! dit Lucy en laissant tomber la lettre. Elle resta longtemps debout devant la fenêtre sans détacher sa pensée du sujet de sa méditation silencieuse, sans détourner ses yeux de ce paysage d’hiver, si semblable aux sites du pays kurde. La seule verdure au milieu de la neige était celle d’un petit cimetière isolé au bas de la plaine. Ces cyprès lui rappelèrent une fois encore les stances mélancoliques du poète persan ; elles chantaient à son oreille comme un adieu plein de tristesse résignée. Depuis lors Lucy songea souvent aux deux tombes où dormaient dans le fond de l’Orient ceux qui l’avaient aimée.


ALBERT EYNAUD.