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âge les capitaines, souvent héréditaires, des villes italiennes. Sélim possédait à un haut degré les vertus et les défauts de son peuple ; il était loyal, chevaleresque, intelligent et bon, mais aussi superstitieux et prompt à la vengeance. Il se montrait à l’occasion un terrible justicier. Un villageois arménien de passage à Abdurrahmanli raconta l’histoire suivante à Tikrane. Le cadi de Kara-Aghatch avait battu et dépouillé de ses biens un pauvre paysan chrétien des plaines coupable d’avoir défendu sa femme qu’un soldat outrageait odieusement. Sélim-Agha traversait alors le pays, au retour d’une expédition contre son éternel ennemi le chef de Mekkio. Le paysan vint se plaindre à lui. L’agha ouvrit, de son autorité privée, une enquête sommaire, alla prendre le cadi dans sa maison, lui fit couper la tête, et abandonna au paysan une grosse part du butin provenant de la razzia. L’autorité, pour diverses raisons qu’il serait trop long de rapporter, ne tira pas une vengeance immédiate de la mort du cadi, et le chef des Abdurrahmanli eut depuis ce jour dans la province une haute réputation de défenseur des faibles et de redresseur de torts.

Il était heureux de montrer à miss Blandemere sa rustique opulence ; mais il ne dit pas un mot qui pût trahir les sentimens dont la veille il avait laissé échapper l’aveu. Il se contentait de regarder Lucy et d’admirer longuement, quand elle marchait devant lui, la souplesse de sa taille et la grâce de sa démarche. Miss Blandemere finissait par ressentir les effets de la sympathique attraction que le Kurde semblait exercer sur tout le monde, elle se plaisait à l’entendre parler, et, quand elle lui répondait, sa voix avait des accens d’une caressante douceur.

Les deux compagnons de miss Blandemere voyaient Sélim-Agha d’un œil moins favorable. L’Arménien se sentait mal à l’aise auprès de ce représentant d’une race conquérante qui avait constamment battu la sienne. Un raïa, quel qu’il soit, ne peut que haïr un musulman. D’ailleurs, quoique Tikrane fût traité courtoisement par tout le monde, il était clair que sa situation d’effendi chrétien ne lui valait pas grande considération de la part des gens de la tribu, et ces prétentions même tacites à la supériorité de race sont horriblement blessantes pour ceux qui doivent les subir ; mais le plus malheureux des deux voyageurs était sans contredit le lieutenant Stewart. Depuis que ce Kurde était là l’officier croyait se sentir plus loin du cœur de sa cousine. Tout le voyage n’avait été pour lui qu’une longue série de déceptions, et pour comble de malheur il ne pouvait se dissimuler que Lucy accordait à leur hôte une attention qui ressemblait beaucoup à de la sympathie. En ce moment, Stewart trouvait dur d’être l’obligé de l’Abdurrahmanli. S’il avait