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cette réponse. — Comme en même temps Stewart et l’Arménien les avaient rejoints, Sélim put mettre son cheval au galop et s’éloigner de Lucy. Elle ne songeait pas à lui en vouloir ; cet aveu, qu’elle avait involontairement provoqué, était fait d’un ton de tristesse résignée qui l’empêchait de paraître audacieux. Pendant tout le reste de la journée, le Kurde se tint loin de miss Blandemere ; mais celle-ci ne put s’empêcher de rêver souvent aux étranges métaphores de cette poésie persane, pour qui « les cheveux blonds de l’étrangère sont des rayons de soleil. »

Tourmenté par les incertitudes et les préoccupations de son amour, le lieutenant n’avait pu remarquer sans dépit le long entretien de sa cousine et de l’agha : ce n’était pas qu’il voulût voir en Sélim un rival ; il aurait été jaloux à l’occasion du dernier cornette de sa compagnie, mais ne pouvait l’être d’un Kurde. En s’approchant de miss Blandemere, il lui dit d’un air un peu contraint : — Ce que vous racontait Sélim-Agha était donc bien intéressant ?

— Très intéressant, répliqua presque durement Lucy, à qui la question avait déplu.

La conversation en resta là jusqu’au moment où l’on arriva en vue d’Abdurrahmanli.


III

Le chef des Abdurrahmanli était sincère quand il disait « qu’on n’oublie qu’au tombeau le mal dont il souffrait. » En voyant Lucy pour la première fois, il avait été ébloui. Cette beauté si différente de celle des femmes du pays avait produit sur le Kurde l’effet d’une révélation. Il ne soupçonnait pas qu’il pût exister au monde une chevelure aussi blonde, des joues aussi fraîches, des yeux bleus d’un éclat aussi pur. Lorsque le hasard le remit en présence de cette merveilleuse créature, il sentit s’allumer en lui un amour dévorant, irrésistible, comme l’étaient toutes les passions de sa nature indomptée. Il était complètement subjugué. Miss Blandemere fût-elle venue chez lui comme captive au lieu d’y accepter l’hospitalité qu’il ne se fût pas montré moins respectueux pour elle ; il reconnaissait l’ascendant d’un être d’ordre supérieur, différent de tout ce qu’il avait vu jusqu’alors.

Quoiqu’il ne raisonnât guère ses impressions, il comprit qu’il était rejeté hors de toutes les voies à lui connues, et se sentit perdu. Il était dans la situation d’un homme qui, au bord de la mer, n’aurait jamais marché que sur des plages solides, et qui tout à coup serait transporté au milieu des sables mouvans. Seulement en pareil cas un Européen se débat, lutte contre le danger même