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Européens et indigènes, tous se taisaient. On n’entendait que les sifflemens du vent et le bruit sourd des masses de neige qui, de temps en temps, tombaient du haut des rochers dans la vallée. Un muletier se leva en silence, et se dressa de toute sa hauteur pour dégager l’ouverture supérieure de la prison de neige ; mais, au lieu de se rasseoir ensuite, il resta debout plusieurs minutes, observant ce qui se passait au dehors. — Que vois-tu ? demanda le katerdji-bachi.

— Donne-moi ton pistolet, répondit l’homme. Un ours rôde autour de nous. — Et il tira un coup de feu dans la nuit.

Personne n’avait pensé encore à ce nouveau danger. La perspective en parut trop horrible à la pauvre Lucy. Sa fermeté d’âme lui permettait de se résigner à rester ensevelie sous le blanc linceul de la neige ; mais l’idée de cette bête fauve qui la guettait comme une proie, qui bientôt peut-être ouvrirait avec ses pattes le toit de neige et choisirait une victime parmi les malheureux voyageurs, c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Peu à peu elle se sentit défaillir, et perdit enfin toute conscience d’elle-même.

Quand le sentiment lui revint, elle se trouvait en pleine nuit, portée sur les bras de quelqu’un dont elle ne pouvait distinguer les traits. La neige tombait toujours, et le vent lui fouettait le visage ; ce furent sans doute ces âpres caresses de la tempête qui la ranimèrent. Elle ne souffrait pas, mais elle se sentait envahie par une sorte de torpeur qui ne lui permettait pas de parler et de s’enquérir de sa situation. Au bout de quelques instans, elle se sentit déposer à terre ; plusieurs personnes auprès d’elle s’entretenaient à voix basse. Elle ouvrit les yeux et vit mistress Morton, qui se jeta dans ses bras. — Je t’ai crue morte, ma chérie, disait sa vieille amie en la couvrant de baisers. — Stewart, Tikrane et les gens de la caravane étaient tous là ; plus loin, des hommes portant le costume du pays se pressaient devant un grand feu. En promenant ses regards autour d’elle, elle distingua des voûtes sculptées, des arcades, des colonnes ; l’endroit où tout ce monde se trouvait assemblé était une église à demi ruinée.

— Comment sommes-nous venus ici ? demanda-t-elle à son cousin.

Stewart raconta que le muletier avait tiré sur l’ours, et l’avait manqué : deux circonstances également heureuses, car, si la bête féroce avait été atteinte, elle aurait assiégé la cave de neige qui servait de retraite aux voyageurs, au lieu de s’enfuir comme elle l’avait fait en entendant le bruit du coup de pistolet qui ne l’avait pas touchée ; d’autre part, ce même bruit avait amené auprès d’eux leur sauveur. — Le voilà dit le lieutenant en allant chercher un