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voyage de retour la retrouvait toujours placide ; assise sur son mulet, elle contemplait de tous ses yeux les pays que traversait la caravane, poussait de temps à autre l’exclamation admirative de rigueur, mangeait de bon appétit et dormait de grand cœur à chaque station. Les Turcs qui passaient sur la route s’arrêtaient un moment devant cette grosse dame rose aux yeux calmes, vêtue invariablement d’étoffes claires, et la regardaient avec considération. Pendant les loisirs du voyage, elle confectionnait une merveilleuse tapisserie commencée à Tauris, et inspirée par le souvenir des étoffes persanes couvertes d’oiseaux et de fleurs brillantes.


II

Comme on approchait de Khinis, on trouva la terre couverte de neige ; l’hiver s’était déjà abattu sur ces hauts plateaux, qui pendant six mois de l’année deviennent froids comme la Sibérie. Il fut convenu qu’on se hâterait, de peur de rencontrer les mauvais temps dans les montagnes entre Erzeroum et Trébizonde. Les journées de marche furent donc allongées ; on partait le matin avant l’aube, on s’arrêtait une heure seulement à midi, et on marchait jusqu’à la nuit. Le froid devenait très vif ; un tapis blanc s’étendait sur les plaines, sur les montagnes, sur le lit des torrens gelés. De longues stalactites étaient suspendues sur les cascades, pareilles à la chevelure cristallisée d’une naïade surprise par l’hiver : les rochers verticaux, noirs au milieu de cette immensité blanche, se dressaient comme des monumens funéraires ; les corbeaux, perchés sur leur sommet, battaient des ailes et poursuivaient de leurs cris rauques les imprudens qui ne craignaient pas de troubler par leur présence les silencieux mystères de l’hiver arménien.

Les voyageurs subissaient la contagion de cette tristesse de la nature environnante, les conversations devenaient rares, et dans la caravane on n’entendait guère que le bruit des fourreaux de sabre heurtant à temps égaux les larges étriers. Seule, miss Blandemere conservait sa gaîté sereine et fière. Elle était charmante sous son bonnet d’astrakan, avec ses cheveux tombant en longues boucles sur la fourrure noire de sa pelisse. Elle raillait Tikrane-Effendi à propos de l’enthousiasme discret que lui inspirait son pays. — Vous n’êtes pas patriote, lui disait-elle. Pourquoi vous autres Arméniens ne venez-vous pas tous vous établir dans les cahutes souterraines de ces villages, au milieu de vos neiges nationales ? Il faut avoir le courage de ses opinions.

Vers trois heures du soir, la neige tomba plus épaisse. On