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l’Angleterre. — Mon malheureux pays, disait-il, a été le champ de bataille de tout l’Orient depuis les commencemens de l’histoire. Il sert aujourd’hui de campement à cinq ou six races ennemies les unes des autres, et, pour comble de malheur, nos compatriotes vivent pour se quereller entre eux. Pourtant, vous le voyez, tout misérables que nous sommes, nous vivons, et les autres passent. Qui sait s’il n’est pas permis de compter sur un meilleur avenir ?

Son interlocuteur, le lieutenant, l’écoutait d’une oreille distraite : il avait des préoccupations d’une autre nature. En quittant Tauris, il comptait sur les hasards du voyage, sur l’intimité de la vie commune pour le rapprocher de miss Blandemere ; il désirait ardemment s’expliquer avec elle sur un sujet qu’auparavant il n’avait pas encore pu aborder. Cependant les jours se succédaient ; chaque heure ajoutait à la puissance du charme qu’il subissait, et moins que jamais il osait parler. Dans l’accueil que lui faisait Lucy, il n’y avait rien de froid ni de sévère ; mais elle ne paraissait pas soupçonner la nature de l’affection qu’elle inspirait. Elle avait une gaîté douce, bienveillante, communicative, qu’entretenaient les mille incidens d’un voyage qui lui plaisait visiblement ; elle aimait à voir partager par ses amis le plaisir qu’elle éprouvait ; seulement elle restait maîtresse d’elle-même malgré l’enivrement de cette existence vagabonde, et il ne paraissait pas qu’elle voulût se laisser distraire par des soucis d’une autre sorte. L’officier se trouvait presque malheureux, Plein d’énergie et d’activité quand il s’agissait de lutter contre les difficultés de la vie, il redoutait les incertitudes d’un autre ordre. Il avait une confiance imperturbable dans la supériorité des institutions et l’excellence des habitudes nationales de son pays ; il rêvait le bonheur dans le milieu qu’il s’était choisi et dans la paix du foyer domestique. Une femme distinguée et bien née comme sa cousine, une maison peuplée de beaux enfans, l’avancement régulier que lui promettait sa carrière, il ne souhaitait rien en dehors de cela et ne concevait pas que miss Blandemere ne montrât pas d’empressement à se diriger avec lui vers un but si enviable.

Mistress Morton ne s’apercevait guère des agitations morales de Stewart. La brave femme avait dans sa jeunesse parcouru le quart du globe à la suite de son mari, comptable du commissariat de l’armée, et avait vu beaucoup de choses sans trop les regarder. Un jour le comptable, s’étant aventuré loin de ses registres avec une colonne qui poursuivait les Maoris, avait été tué et, disait-on, mangé par les sauvages. Mistress Morton était revenue en Angleterre, s’était attachée à Lucy, alors toute petite fille, et ne l’avait plus quittée. La perspective d’aller en Perse ne l’avait pas effrayée. Le