Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/933

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

méchant homme, ajouta le prêtre ; mais, si le gouvernement ne se trouve pas assez fort pour le réduire, il devrait bien ne pas lui chercher querelle. Sélim-Agha est brave et résolu. Le chef de Mekkio, à la frontière de Perse, lui a confisqué au printemps dernier un troupeau avec le berger, sous prétexte que les moutons paissaient dans des pâturages de Khadarli, qui appartiennent aux Kurdes persans. L’Abdurrahmanli n’a rien dit d’abord ; mais, il y a quinze jours, il est parti, habillé en Turc, avec une troupe de quatre ou cinq hommes seulement, est tombé à l’improviste sur les gens de Mekkio, a cassé la tête à plusieurs d’entre eux et délivré son berger. Il a passé hier par ce village en retournant chez lui.

Tikrane découvrit bientôt que le chef des Abdurrahmanli était sans aucun doute l’adroit tireur qu’ils avaient rencontré quatre jours auparavant. Il fit part de ses observations à Stewart. — Bah ! dit le lieutenant, s’ils nous attaquent, nous nous défendrons. Ces Kurdes sont bons tireurs ; mais ils mettent une grande demi-heure entre chaque coup.

Quant à miss Blandemere, la perspective qui alarmait si fort l’Arménien ne l’effrayait pas. Le souvenir du cavalier kurde s’était souvent représenté à sa mémoire, et elle n’aurait pas été fâchée de le revoir de plus près ; d’ailleurs ce n’était pas un brigand vulgaire, et elle avait ses raisons de supposer qu’il ne ferait pas grand mal à une caravane où elle se trouvait. Elle passa donc fort tranquillement cette nuit-là tandis que son cousin était plus inquiet qu’il ne voulait le dire, non pas pour lui-même, mais pour les femmes qu’il s’était chargé de guider. Le lendemain, avant de se mettre en route, il demanda au mouktar une escorte de zaptiés ou gendarmes, il savait à quoi s’en tenir sur la vaillance de ces protecteurs officiels ; mais ils grossissaient la caravane, qui devenait désormais trop nombreuse pour que la tribu kurde n’hésitât pas à lui barrer le chemin.

Pendant deux jours encore, rien ne vint justifier les alarmes de Tikrane-Effendi. Les Européens rencontraient, presque toutes les heures, de longues files de bêtes de charge accompagnées de leurs muletiers, qui semblaient voyager en toute sécurité. On voyait à droite et à gauche de la route des groupes nombreux de villages habités par une population misérable, moitié arménienne, moitié turque. cette pauvreté paraissait inexplicable au milieu de ce pays de pâturages fertiles et de riches terres à blé. Tikrane souffrait de ce contraste. C’était la première fois qu’il traversait l’Arménie, sa patrie d’origine. Né et élevé à Constantinople, il s’était rendu par le Caucase à Tauris, où il faisait partie de la commission internationale dans laquelle le général Blandemere représentait