Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/931

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pierres sur lequel il appuya son arme, se coucha à terre, visa longuement et tira. Du premier coup il troua la cible, bien qu’elle fut placée à une énorme distance.

Une pareille adresse tenait presque du prodige ; les voyageurs surpris se retournèrent tous pour regarder le tireur. Sans s’émouvoir, ce dernier introduisit avec sa baguette un chiffon dans le canon de son fusil et le nettoya consciencieusement ; ensuite il puisa de l’huile dans une petite burette en forme d’encrier que son serviteur lui tendait, oignit les batteries, prit dans une petite poudrière de la poudre d’amorce, dans une plus grande de la poudre à charger, bourra avec un tampon de feutre, força une balle dans le canon, et se coucha pour tirer de nouveau ; ces préparatifs avaient duré deux bonnes minutes. La seconde balle alla se loger tout près de la première.

— Il faut que ce Turc ait des balles fondues par le diable, dit Stewart à l’effendi en jetant son fusil sur l’herbe.

— Cet homme-là n’a pas l’air d’un Turc, répondit Tikrane ; malgré ses habits, ce doit être un montagnard, et même un Kurde.

— Kurde ou Turc, c’est un habile homme, et je m’en vais lui faire mon compliment, reprit le lieutenant, qui, en sa qualité de pur Anglais, éprouvait pour un sportsman aussi distingué une admiration mêlée d’estime.

Il n’eut pas le temps de féliciter son heureux rival. Celui-ci s’était déjà remis en route. Il chevauchait lentement, suivi de ses compagnons. Un détour du chemin le faisait passer près de la tente où Lucy était restée assise pendant cette scène ; bientôt elle put le voir de près. C’était un homme de vingt-trois ou vingt-quatre ans, mince, nerveux, avec un nez en bec d’aigle et des yeux perçans, ces yeux de montagnard ou d’oiseau de proie qui, à une lieue de distance, distinguent une pierre d’une autre dans le lit d’un torrent. Il ne portait pas d’armes, chose étrange dans ce pays, ou les gens les plus pacifiques ne sortent de la ville que le sabre au côté, et ses vêtemens turcs étaient d’une simplicité presque grossière ; mais son cheval, de pure race turcomane, paraissait souple, vigoureux, plein d’ardeur. Les hommes qui composaient son escorte étaient armés de fusils et de camas, larges poignards semblables à l’épée romaine. Il n’aperçut Lucy qu’en arrivant à deux pas d’elle ; mais la vue de la voyageuse produisit sur lui un effet aussi étrange qu’inattendu. Son regard, lorsqu’il fixa les yeux sur elle, exprima la surprise et l’admiration la plus enthousiaste. Le prophète de la légende, pour qui Dieu entr’ouvrit un moment le mur d’airain qui entoure le paradis, ne dut pas être plus ébloui à la vue des merveilles célestes que ne l’était ce Kurde en contemplant la radieuse