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du théâtre de Marcellus, la basse-cour de petite ferme qui sert d’entrée à Saint-Sixte et aux autres églises qui vont à la voie Appia, la plantation de haricots et de petits pois qui coiffe le sépulcre des Scipions, la porte en planches mal clouées qui ouvre accès à la tombe de Cécilia Metella, ont leurs analogues sur les bords de la Loire dans ces bicoques plébéiennes qui se sont installées hardiment entre les parties subsistantes encore de l’abbaye, dans ces ruines transformées en boutiques ou en ateliers, dans cette superbe tour délabrée qu’assiège de toutes parts la vie vulgaire, dans ce porche encore debout qui mène à la Loire, et qu’accompagnent quelques marches inégales de pierre, dans ces fenêtres ogivales où pendent des nippes de ménagère, dans les deux tours féodales qui dominent tout en haut ce spectacle, et en augmentent encore l’impression en la ravivant par un second sentiment de ruine. La grande différence qu’il y ait entre ce paysage et ceux de Rome est dans le faubourg populaire qui monte de ces ruines au pied des tours du château. Avec ses petites maisons bien tenues et ses ménagères qui dans les beaux jours en gardent les portes à l’extérieur en filant et en babillant entre elles d’un côté de la rue à l’autre, ce faubourg ressemble à un gentil village que traverse une grande route, et présente la vie populaire sous son plus aimable aspect. Cependant, en dépit de sa beauté, ce paysage, s’il remplit l’œil, ne s’enfonce pas bien profondément dans l’âme. C’est peut-être qu’il manque ici la majesté morose de la nature romaine ; c’est aussi, et bien plus certainement, parce que les souvenirs qu’il réveille sont plutôt respectables que grands, et qu’aucun ne se détache distinctement de l’ombre anonyme où dorment oubliés à jamais les services obscurément rendus et les travaux modestement accomplis par de nombreuses générations qui, recevant d’ailleurs leurs inspirations, ont obéi plutôt que commandé, et exécuté plutôt que conçu[1]

  1. Nous ne nous arrêterons pas à cette église de Sainte-Croix, dont les lecteurs curieux trouveront une description détaillée et exacte dans les notes archéologiques de Mérimée. Nous en dirons autant du fragment de sculpture sauvé par les soins de l’illustre romancier, qui en a indiqué avec un goût parfait les principaux caractères et les contrastes passablement surprenans. Ce bas-relief est divisé en deux parties superposées l’une au-dessus de l’autre. La partie inférieure représente l’adoration des rois mages et une autre scène dont il m’a été impossible de me bien rendre compte et qui se rapporte à la naissance du Christ. L’exécution est d’une finesse étonnante pour tout ce qui concerne les draperies et d’une gaucherie extrême pour tout ce qui concerne les personnages. C’est à la fois de l’art le plus avancé et le plus barbare. Mérimée a fort bien signalé ce caractère ; mais ce qu’il n’a pas dit, c’est que cette gaucherie n’exclut pas la profondeur morale, le mouvement par lequel les mages se précipitent vers Jésus à la file l’un de l’autre est plein de tendresse et de respectueuse allégresse. Le bas-relief supérieur est le plus beau : il représente Jésus au sein de sa gloire encadré dans l’oméga mystique, symbole de son éternité. A ses côtés sont deux apôtres ou plus probablement deux prophètes, Moïse et Élie. Aux deux coins du bas-relief sont placés trois autres personnages, deux d’un côté, un seul de l’autre, — probablement saint Pierre, saint Jean et la Vierge. Deux de ces personnages tiennent à la main une draperie dont la présence est faite pour émouvoir, sans que nous puissions dire cependant si elle est là pour rappeler les larmes que les personnages ont versées à la passion ou les linges dont ils enveloppèrent pieusement son corps. Quoi qu’il en soit, il y a quelque chose de touchant dans ce souvenir des douleurs de la terre persistant au sein de l’éternité glorieuse. Détail curieux à noter pour l’influence byzantine qu’il révèle, les yeux des personnages sont formés de boules en verre de couleur. Quant à la partie purement décorative de ces sculptures, aux ornemens qui les entourent, ils sont d’une habileté achevée, et il y a là notamment sur les chapiteaux de deux colonnes deux petites figures de cavaliers qui rappellent sans désavantage les souvenirs de l’art grec.