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mémoire ne me rappelle pas d’autre exemple dans nos annales depuis le vieux siège du Château-Gaillard par Philippe-Auguste. Bientôt vinrent les murmures et même les commencemens de sédition ; on les apaisa en publiant que quiconque ne voudrait pas ou ne pourrait pas supporter la famine n’avait qu’à sortir de la ville, — ce qui était aller à une mort certaine pour la raison que nous avons dite, — sinon qu’on jetterait des remparts dans les fossés ceux qu’on entendrait se plaindre. Le peuple sentit qu’il fallait mourir en silence, et les murmures s’arrêtèrent. Il y eut non-seulement des commencemens de révolte, mais des commencemens d’anthropophagie : de malheureux vignerons se résolurent à manger le cadavre de leur fille, morte elle-même de faim ; les coupables furent découverts, appréhendés, jugés publiquement, et brûlés à la vue du peuple, à qui on fit ainsi comprendre qu’il ne suffisait pas de mourir en silence, mais qu’il fallait encore mourir moral en dépit de la nature. Enfin il vint un moment où l’on eut tout mangé jusqu’au dernier rat, jusqu’au dernier débris d’os ramassé dans la boue, jusqu’au dernier brin des herbes même malfaisantes ; alors le ministre Jean de Léry, se rappelant que pendant un voyage d’Amérique en Europe, assailli par une longue tempête, il avait trompé les douleurs de la faim en mâchant du cuir, révéla aux Sancerrois qu’il leur restait, par la grâce de Dieu qui n’abandonne jamais ses fidèles tant qu’ils ne s’abandonnent pas eux-mêmes, des amas de provisions succulentes dont ils ne se doutaient pas. Voici donc, d’après le journal même de Jean de Léry, le relevé des subsistances des Sancerrois pendant les deux derniers mois du siège. « Les peaux de bœuf, de vache, de veau, de chèvre, d’âne, de cheval, vertes ou sèches, furent trempées, pelées, raclées, hachées, bouillies, grillées, mises en fricassées, apprêtées de toutes façons et dévorées comme des mets exquis. Les souliers, les vieilles savates, les cuirs des cribles, les tabliers gras des cordonniers, les licols, les croupières, les colliers, les bâts des chevaux et des ânes, les ceintures de cuir des vignerons, les vieux livres et es vieilles chartes de parchemin, le suif, les cornes de lanternes, tout fut dévoré ; encore tout le monde n’en avait pas. » Il vint cependant un jour où cet héroïsme dut prendre fin ; mais il ne fut pas inutile, car, grâce à lui, les Sancerrois furent reçus à soumission dans les conditions mêmes que le roi venait tout récemment d’accorder aux Rochellois, conditions qu’ils n’auraient jamais obtenues, si leur résistance prolongée à outrance ne leur avait pas donné le temps d’attendre que La Rochelle eût fait sa capitulation. De ce siège admirable, il ne reste plus à Sancerre d’autre témoin qu’une tour du château depuis longtemps détruit, la tour même d’où l’on embrasse dans toute son