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si la situation pittoresque que nous venons de décrire ne compensait amplement ce vulgaire aspect. Elle est du reste fort propre, car, étant bâtie en grande partie sur des pentes très inclinées, les pluies et les vents du ciel s’y acquittent évidemment des charges de l’édilité avec une exactitude et un zèle qu’on ne pourrait réclamer des conseils municipaux les mieux intentionnés. Cependant en dépit de ses lourdes bâtisses et de sa morne couleur, Sancerre reste essentiellement une ville du moyen âge par le dessin de ses rues. Elles ont peu changé, j’imagine, depuis les jours où le pays était gouverné par les comtes issus de cette grande maison de Champagne qui a poussé tant de branches princières et mêlé tant de fois son sang à celui de la maison de France[1]. Ce sont des ruelles plutôt que des rues, étroites, escarpées, tortueuses, et auprès desquelles nos vieilles rues du Foin et de la Reine-Blanche étaient de spacieuses allées. En parcourant quelques-unes d’entre elles, je me suis rappelé cet exploit acrobatique du maréchal de Boucicault, qui, lorsqu’il se trouvait dans une de ces impasses, montait jusqu’au faîte des maisons en appuyant ses genoux et ses coudes contre

  1. De tous les membres de cette famille de Sancerre, le plus illustre est Louis de Sancerre, connétable sous Charles VI, une des plus nobles physionomies militaires de l’ancienne France, et la plus noble de son temps, si l’on en excepte son maître et son ami Duguesclin, qu’il chérit et admira tant, une sorte de Mac-Mahon heureux du dernier âge de la féodalité pour la vaillance sans fracas et la simplicité héroïque. Elle est même mieux que noble, elle est touchante à force de modestie et de délicate réserve, vertus qui n’étaient pas précisément surabondantes à cette époque d’anarchie et de désastreuse dislocation. La charge de connétable, vacante depuis la mort de Duguesclin, lui fut offerte à l’avènement de Charles VI ; mais il s’excusa de l’accepter en alléguant qu’il n’était pas digne de succéder à un si grand homme, et la charge fut donnée à Olivier de Clisson. Vacante une seconde fois, elle lui fut encore offerte, et, la refusant de nouveau, il la laissa passer à Philippe, comte d’Eu. Enfin, après la lamentable expédition de Nicopolis, qui laissait la France sans connétable pour la troisième fois depuis vingt ans, il accepta ce titre, qui lui paraissait si lourd, le conserva cinq ans, et mourut avec une tranquillité et une piété d’enfant et de bonne femme. En souvenir de ma visite à Sancerre, j’ai voulu revoir la tombe du connétable à Saint-Denis. Il est représenté couché et revêtu de son armure militaire ; la figure est peu belle, mais la physionomie, d’une douceur singulière, ne dément pas l’âme que nous révèlent ses actions. Hélas ! l’effigie est pour le moment incomplète, car Louis de Sancerre se trouve être un des mutilés de notre dernière guerre ; les deux mains ont été amputées par les Prussiens. Mérimée a remarqué dans ses tournées archéologiques que la figure humaine poussait à la destruction ; mais il paraîtrait, d’après les dégâts de Saint-Denis, que l’instinct de destruction est différent selon les races, et que chez les Prussiens ce sont les mains et non la tête qui invitent à briser. Toutes les mutilations, en petit nombre d’ailleurs, il faut le reconnaître, qu’ils ont fait subir aux tombes princières ont porté sur les mains. Qu’est-ce que cela veut dire ? Serait-ce par hasard un symbole ? Cette invariable mutilation de l’organe qui est fait pour tenir l’épée signifierait-il que l’amputation de la gloire militaire française était le but et le véritable mobile de la dernière guerre ?