Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/88

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
82
REVUE DES DEUX MONDES.

de votre beauté, de vos premiers regards ; mais j’étais presque jaloux de tous les hommages qu’on vous adressait, qui me prenaient une partie de vous-même. Désormais nous aurons encore ces plaisirs que nous avons partagés, mais nous aurons aussi la vie à deux, les longues soirées passées ensemble, nos causeries qu’on ne viendra plus interrompre, la solitude et la sécurité de notre bonheur et de notre avenir.

— Dieu vous entende, Philippe ! murmura-t-elle.

— Mais il m’entendra, il m’entend certainement, fit-il. Voyons, Elsie, pourquoi ce temps-là n’arriverait-il pas ?

— Est-ce que je le sais ? — Elle leva ses yeux sur lui, et le vit déjà inquiet ; alors, pour le rassurer, elle se mit à rire d’une façon un peu nerveuse : — C’est que, moi aussi, je voudrais être à ce temps-là. Tant que nous n’y serons point, j’aurai ce malaise et ces fâcheux pressentimens. J’irai malgré moi à des chimères et à des craintes,. . . et c’est bien fou.

— Oui, c’est fou, car ma mère ne songe qu’à vous, je vous l’assure. Justement elle va venir vous voir. Elle serait partie avec moi, si elle n’avait voulu me permettre d’être seul avec vous. Elle est si bonne !

— Ah ! votre mère va venir.

— Oui, et moi je vais vous quitter. J’ai vu une si jolie parure qui fera merveille sur vos cheveux blonds, je ne veux pas la laisser échapper.

Quand le jeune homme ne fut plus là, Elsie se sentit dans un état singulier. Qu’éprouvait-elle donc ? D’où venaient cette agitation qui la gagnait et ce doute dont elle était envahie ? Elle se demandait inutilement quelle en était la cause, et ne voyait plus clair dans sa pensée. Quel était donc l’obstacle qui la séparait de Philippe ? car à coup sûr il y avait un obstacle qu’elle ne définissait pas. Tout se faisait ténèbres autour d’elle. Elle essayait de se rattacher à la radieuse espérance dont elle s’était bercée, d’aimer, d’épouser Philippe. Cette espérance, la compagne de ses beaux jours, si près d’elle encore, avait disparu, avait fait place à l’isolement et au trouble. Par degrés, elle reprit quelque force et quelque lucidité d’esprit. Il lui importait trop de deviner ce secret qui la hantait pour qu’elle ne s’y efforçât pas de toute sa volonté, de toute £on intelligence. Elle examinait, l’un après l’autre, les divers incidens[sic] de son amour pour Philippe. D’abord tout s’était passé très simplement. Le jeune homme l’avait aimée, et elle l’avait aimé à son tour ; c’était le droit de leur jeunesse et de leur loyauté. Elle s’arrêtait à ce temps-là, qui lui paraissait un rêve ; son cœur alors ne batiait[sic] que de plaisir, jamais de crainte. Puis le moment était