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graduellement. Dans le premier cas, les espèces indigènes des Açores devraient avoir un caractère d’affinité marqué, non avec les espèces de l’Europe tempérée, mais avec celles des parties les plus septentrionales de l’ancien continent, ou plutôt aucune espèce animale ou végétale ne devrait se trouver à l’état indigène aux Açores, car la transition brusque d’un milieu hyperboréen à un autre milieu essentiellement tempéré aurait dû faire périr immédiatement les rares espèces confinées sur les cimes dont vous supposez que les Açores sont le représentant. Les choses ont dû se passer comme si le sommet du Mont-Blanc s’abaissait subitement au niveau de la mer, ou comme si la maigre flore qui s’y observe était tout à coup transportée sur les bords de la Méditerranée. N’est-il pas à peu près certain qu’il n’en resterait bientôt plus une seule espèce vivante ? Dans la seconde hypothèse, l’affaissement du sol aurait été lent et progressif ; mais alors les animaux de la plaine et des parties basses de la montagne auraient infailliblement cherché un refuge dans les parties non submergées, et la faune açorienne devrait par suite, au lieu de la pauvreté qui la distingue, se faire remarquer par une richesse exceptionnelle. Ainsi les faits sont, dans les deux cas, contraires aux conséquences de la théorie de Forbes. Notons enfin que la théorie de Forbes aussi bien que celle de Godman impliquent l’adoption des idées de Darwin sur la mutabilité des espèces, et qu’aux yeux de beaucoup de naturalistes ce serait une raison suffisante pour les rejeter l’une et l’autre. Elles ne peuvent en effet rendre compte de l’existence des espèces particulières aux Açores que par la transformation d’espèces originairement différentes dont les types existent encore actuellement en Europe ou y ont vécu pendant les derniers stades de la période tertiaire.

Si nous rejetons les théories fondées sur la propagation lointaine des espèces, il ne nous reste plus d’autre alternative que l’adoption de l’un des systèmes basés sur l’origine locale et le développement indigène des espèces ; nous nous trouvons en face du grand problème de la création avec toutes les difficultés qui l’entourent. De notre temps plus que jamais, cette redoutable question est à l’ordre du jour et soulève bien des luttes. Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans la lice et de prendre part à la discussion qui s’agite entre les darwinistes et les partisans de la théorie des créations successives. J’insiste seulement sur cette considération : quelle que soit la bannière que l’on arbore, on devra, dans la question spéciale de l’origine des espèces aux Açores, s’attacher à donner la raison du caractère européen de la flore et de la faune de cet archipel.


F. FOUQUE.