Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/819

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en douter. Les nouveau-venus se reconnaissent promptement ; ils ont un geste, — un tic, — qui est insupportable à voir : constamment ils se foulent les yeux avec les mains, et parfois s’enfoncent les doigts si profondément dans l’orbite qu’ils déplacent le globe de l’œil. Il faut deux ans, trois ans d’observations, de réprimandes, de soins, pour les guérir de cette manie, qui est une maladie réelle. Lorsqu’on les interroge, lorsqu’on leur dit : Est-ce que vous souffrez des yeux ? ils répondent invariablement : Non. — Mais pourquoi les frottez-vous sans cesse ? — Je ne sais pas ; c’est plus fort que moi.

Dans le grand réfectoire, — que l’on a tort de ne pas disposer de telle façon qu’il soit possible de leur faire une lecture pendant les repas, — ils s’assoient à de longues tables en marbre rouge et mangent silencieusement, sans gloutonnerie. La défiance, qui est le fond même de leur caractère, apparaît ici dans toute son intensité : au-dessous de la table règne une tablette divisée en compartimens où chaque élève doit déposer son couvert et sa serviette ; c’est là qu’ils placent leur timbale, à l’abri de tout contact, tant ils redoutent qu’un voisin facétieux ne jette quelque ordure dans la pâle abondance qu’ils se versent eux-mêmes en tâtant avec le doigt le niveau du liquide dans leur gobelet. Si la timbale n’est pas cachée, elle est prudemment abritée par leur main ; en un mot, ils la défendent. Il en est de même pour leur pain ; ils le tiennent ordinairement sous le bras, loin de tout contact étranger. Ils sont fort dégoûtés : si le morceau de pain qu’on leur donne a été touché par une goutte de liquide, si au lieu d’être coupé il a été cassé, ils le refusent, ils s’en méfient ; lorsqu’on insiste et que l’on veut les contraindre, ils préfèrent ne pas manger. Ils ont pour leur nourriture une prudence toute féline, et ils l’étudient très attentivement avant de l’accepter.

Après les repas, ils prennent leur récréation dans une vaste cour sablée et plantée d’arbres. On pourrait croire que leur infirmité les réduit à se réunir en groupes et à causer entre eux ; — nullement, les jeux les plus violens sont les jeux qu’ils préfèrent. On joue au cheval fondu, aux quatre coins, presque aussi lestement que si l’on voyait ; on court sans jamais se heurter aux arbres, qu’on sait éviter avec une sagacité surprenante ; mais le jeu favori, c’est la bataille, car tout aveugle est essentiellement belliqueux. On se sépare en deux bandes adverses, et on se livre de grands combats, à la vive joie des assistans, j’allais dire des spectateurs, qui écoutent de quel côté sera la victoire. Quelques enfans restent cependant volontiers solitaires, dans un coin du jardin, à l’angle des murs qui les protègent, et là ils se livrent à une sorte de gymnastique sur place qui rappelle le mouvement rhythmique et toujours semblable des animaux encagés. Ceux-là sont des nouveaux qui apportent à l’institution les habitudes prises dans la maison maternelle, où, timides,