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PHILIPPE.


Amérique elle était toute simple. Là-bas, pendant tout le jeune âge, on cherchait gaîment un mari dans le tourbillon de la ville ou dans le calme des champs. C’était avec le préféré de quelques heures qu’on s’abandonnait à des valses sans fin ou qu’on interrogeait les marguerites sous les ombreuses allées du bois, jusqu’au moment où l’on se disait gravement : « Voulez-vous que nous soyons fiancés ? » Alors, bien que cela se dît tout bas dans la foule ou à la face de la grande nature, qui ne paraissait pas s’en émouvoir, il semblait qu’il y eût à recueillir le oui fatal d’invisibles et tout-puissans témoins. — Ce n’étaient pas seulement, ajoutait Philippe en essayant de plaider légèrement sa cause, les purs sentimens de la vingtième année et leur loyauté secrète qui liaient le jeune homme à la jeune fille, c’étaient aussi les lois et les mœurs qui protégeaient cette dernière contre tout abandon. Celui qui l’eût trahie ne se dérobait que par la fuite ou par la honte, pire que la fuite, à la magistrature qui le frappait, à la poursuite des parens, à la flétrissure de l’opinion publique. Ce n’était point là pour les jeunes filles une plus mauvaise égide que cette prudence, mère de la sûreté, dont on ne les laisse point se départir en France.

Mme d’Hesy hochait la tête et Clotilde écoutait tristement.

— Mais puisque je vous le dis ! insistait Philippe. Et, quand vous verrez Elsie, vous serez de mon avis. Vous comprendrez tout ce qu’il y a de volonté réfléchie sous cette apparente liberté de mœurs et de sagesse pratique dans cette éducation un peu virile. Elsie a une confiance hardie et naïve qui vous ira au cœur. Vous devinerez qu’elle saurait très bien se garder, et qu’elle ne brave que les dangers qui n’en sont point. La preuve, c’est que, si elle m’a choisi, moi, en revanche je suis incapable de la tromper. Enfin ce qui montre encore qu’on peut se marier à mon âge, c’est que le père d’Elsie s’est marié jeune, lui aussi, car il n’avait. guère que vingt-trois ou vingt-quatre ans.

— Et comment s’appelle-t-il ? demanda Mme d’Hesy.

— C’est vrai, je ne vous l’ai point dit.

En ce moment, Clotilde, avec un peu d’agitation, prit machinalement une tasse qui était devant elle. Philippe se méprit à son geste. — Tu veux du thé ? lui dit-il.

— Oui, répondit-elle.

Philippe lui en versa.

— Eh bien ? dit Mme d’Hesy.

— Il s’appelle M. de Reynie.

À ce nom, Clotilde, qui tenait sa tasse d’une main tremblante, voulut la poser sur la table, et l’y heurta assez violemment.

— Qu’as-tu donc ? s’écria Philippe.