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PHILIPPE.


pas éprouvé que cette Providence retient son bras en frappant et fait sortir de profonds bonheurs des douleurs mêmes qu’elle nous envoie ? Ne pouvaient-elles d’ailleurs attendre encore ? Philippe leur répétait si souvent qu’il vivait doucement auprès d’elles et qu’il était heureux d’être au monde. Il n’avait d’autre ambition que de laisser s’écouler son existence entre leur affection, qui ne le quittait pas, et ses chers loisirs, qui ne connaissaient pas l’ennui. Puis il ne se refusait à rien. N’ajoutait-il pas en riant, sans orgueil, mais sans modestie feinte, qu’il avait eu des prix au grand concours, qu’il était bachelier ès-lettres et bachelier ès-sciences, qu’il n’avait que vingt ans, montait à cheval et faisait très bien des armes ? Il était riche en outre, et, n’ayant besoin d’arriver à quoi que ce fût, il était capable d’arriver à tout.

— Bah ! dit-il alors, non sans quelque rougeur et un peu d’embarras, vous songez toujours à me donner une carrière. Moi, j’ai trouvé tout seul, ou plutôt j’ai rencontré tout seul ce qu’il me fallait.

— Et c’est ? demanda Mme d’Hesy.

— De me marier.

— Te marier, toi ? s’écria Clotilde.

— Voilà bien le cri du cœur ! dit Philippe; mais, puisque tu ne te marieras que très tard, il faut bien, pour qu’il y ait compensation, que je me marie de très bonne heure. Qu’est-ce que la famille deviendrait sans cela ?

— Soyons sérieux, mon enfant, fit Mme d’Hesy. Te marier ! Tu n’y songes pas.

— Je parle très sérieusement, ma mère.

— Et pourquoi ?

— Parce que je suis amoureux.

— Ce n’est pas une raison.

— Je croyais que c’était la meilleure.

— A ton âge !

— J’ai vingt ans, je le sais bien, dit Philippe avec fermeté. C’est l’âge où mon père t’a épousée. Est-ce qu’il n’a pas été heureux avec toi, est-ce qu’il ne t’a pas rendue heureuse ? Je ne l’ai pas connu. Il est mort presque au moment où je naissais; cependant je vous ai vues toutes les deux le pleurer trop souvent pour qu’il ne fût pas digne de tous nos regrets.

Clotilde et sa mère étaient très émues et se taisaient. Cette résolution de Philippe était si prompte, les prenait si fort au dépourvu, et cependant ne leur paraissait point tout à fait déraisonnable. Les précoces unions n’effarouchent pas les femmes simples et bonnes; elles y voient la consécration de l’amour et de la jeunesse. Encore,