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à moins que ce ne soit par coquetterie ? Je n’ai pu m’approcher de toi un seul instant. Et puis j’écoutais ce qu’on disait. « — Voilà la belle Mlle d’Hesy. — On ne la voit presque jamais. — Quel dommage ! — Elle a l’air de conduire un peu maternellement son jeune frère dans le monde. — Celui-là serait bien heureux qui parviendrait à lui plaire. — Les hommes du plus grand mérite ont demandé sa main, elle n’a jamais voulu se marier. » — Il changea de ton avec une raillerie affectueuse : — Voyons, mademoiselle, estce que cela durera toujours ainsi ?

— Mais, vilain enfant, dit Clotilde, j’ai trente-six ans.

— Tu en as vingt-cinq. Vois donc, chère mère, continua-t-il en se tournant vers Mme d’Hesy, si on peut être aussi entêtée quand on est aussi jolie. Mais non, elle est farouche comme Diane ou comme sainte Catherine, et encore Diane était-elle coquette avec Endymion. Ce n’est pas un métier que d’être une déesse ou une sainte. On est faite pour être femme, une bonne et heureuse femme. Cela vaut mieux, que diable !

— Bon ! le voilà qui jure, dit Clotilde. — Elle s’efforçait de plaisanter, mais elle avait les yeux humides. — Cher Philippe !

— Je n’ai pas voulu te faire de la peine, répondit Philippe; j’aime mieux croire que tu es, comme la grande Mademoiselle, éprise de quelque beau Lauzun qu’on aura enfermé dans une bastille. Il en sortira très tard, et vous vous marierez très vieux.

— C’est cela, fit Clotilde, tu as deviné.

— Ne tourmente donc pas Clotilde, et sois sérieux, dit Mme d’Hesy; songe que tu n’es plus un enfant et que tu as vingt ans.

— C’est vrai, vingt ans déjà ! Comme le temps passe ! murmura Clotilde.

Il y eut un moment de silence. Mme et Mlle d’Hesy contemplaient Philippe avec une admiration muette, avec une affection sans limites. Leur cœur de mère était tout à lui. Elles plongeaient vaguement dans le passé, y revoyaient sans doute cet enfant qu’elles avaient élevé, qui avait grandi sous leurs caresses, qui maintenant était un homme. En le regardant, elles prévoyaient l’avenir, elles l’avaient déjà prévu. Que feraient-elles de Philippe ? Un soldat ? Il pouvait être tué, et elles en frissonnaient. Elles avaient songé à la diplomatie; il était si élégant, si rempli d’intelligence et de distinction qu’il y ferait vite son chemin; mais il eût été toujours loin d’elles. Elles se disaient alors qu’il ferait ce qu’il voudrait, qu’elles devaient s’en remettre à lui et à Dieu, qui l’avait fait ce qu’il était, qui le conduirait dans la bonne route, et le leur conserverait comme il le leur avait gardé jusque-là. Elles se disaient aussi qu’elles eussent été des ingrates de ne point se confier à la Providence. N’avaient-elles