Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/662

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lui signifier la sentence du chiogoun. L’appartement principal du château est disposé : les envoyés y prennent place assis sur deux plians, et celui qui doit porter la parole tient à la main un écrit enroulé sur un bâton d’ivoire. Egna, suivi de ses principaux officiers, paraît devant eux, se prosterne sur la natte, et dans cette posture entend la lecture de sa condamnation. Rendue sur les rapports trop aisément accueillis du prince Monomoï, puissant ministre et vieux serviteur des chiogouns, la sentence, que dictent en partie les lois japonaises, est inexorable dans sa sévérité. Le daïmio Egna s’attendait à la peine capitale et se consolait en pensant que la mort par l’ouverture du ventre, ou harakiri, réservée aux nobles qui n’ont pas dérogé, laisserait au moins à sa famille sa situation sociale et à son futur héritier, encore enfant, le domaine de ses ancêtres ; mais il paraît que son crime a été plus grand, car l’édit du souverain prononce qu’avant de mettre fin à ses jours par le harakiri, le daïmio doit remettre à ses délégués son château et la possession de tous ses domaines. Ses serviteurs seront licenciés, sa famille perdra ses biens, jusqu’à son nom, et devra se disperser dans l’exil.

Le temps est déjà loin où ces fiers daïmios, à demi indépendans, jamais réduits et rendus tout-puissans par la possession de provinces entières, faisaient trembler la vieille autorité des mikados et le pouvoir naissant des chiogouns. Aussi, malgré les solides murailles de son château et la petite armée d’hommes résolus, frappés comme lui, qui l’entourent, le malheureux Egna se soumet et obéit. Les jours suivans sont consacrés, sous la direction des envoyés du chiogoun, à l’exécution des derniers articles de la sentence. Les employés du domaine, les officiers, les nombreux serviteurs du prince et de sa famille sont licenciés ; ceux à qui leur naissance ou leur emploi permettait le port du sabre gardent cette arme pour seul bien ; c’est d’elle qu’ils devront vivre, car des officiers ne sauraient déroger en achetant leur subsistance au prix d’un travail d’artisan. Devenus lonines, c’est-à-dire sans maître qui les paie, sans ressource d’aucune espèce, il ne leur reste plus qu’à louer leur bras à toutes les mauvaises causes ou bien à se faire brigands. Nous les retrouverons bientôt, vivant d’expédiens, les uns périssant de misère ou dans d’obscures aventures, les autres tombant peu à peu sous le glaive des officiers de justice. Telles sont les terribles conséquences de cette loi qui rend toute une population solidaire de la faute de son chef. Après eux, c’est une file de femmes éplorées, de servantes et d’enfans, qui franchit pour la dernière fois le seuil du château et prend à pied la route de l’exil. Il ne reste plus dans l’enceinte qu’Egna et ses plus intimes serviteurs.

Les derniers adieux ont été faits, et le moment est arrivé où la