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système de défense. Des ponts-levis mènent à une porte massive, l’entrée d’honneur, et à plusieurs poternes de service. Aussitôt les voûtes franchies, on ne remarque rien cependant qui réponde au caractère monumental de l’enceinte : une série de cours sont remplies par les casernes et les bâtimens de service, construits en bois et sans étage, comme la plupart des édifices japonais. Les bâtimens occupés par le daïmio et sa famille se distinguent par de plus grandes proportions et le soin que l’on a mis dans le choix des matériaux, tout en gardant le même caractère de simplicité ; situés au point le plus inabordable de l’enceinte, ils ne sont accessibles qu’à travers de nombreux passages, couloirs et barrières gardés par des postes échelonnés. Ils sont entourés de jardins sur lesquels ouvrent de plain-pied les vérandahs des appartemens ; des petits canaux, des rivières et des étangs en miniature servent à doubler les défenses intérieures de ce domaine réservé, tout en concourant à l’ornementation.

Une population vit là autour du prince : sa famille, ses enfans, les épouses non légitimes que les mœurs du pays et les obligations du rang placent à côté de son foyer, puis une série d’officiers ou samouraï, d’employés de tout rang et de serviteurs, dont le coûteux entretien, joint au train de maison obligatoire de la capitale, absorbe chaque année le revenu de son territoire. Dans ce pays, où les conditions sociales sont immuables, la plupart des emplois et des situations se transmettent héréditairement, à part le cas où le prince, disposant à son gré des fonctions et des salaires, veut récompenser des services exceptionnels ou sévir contre des coupables. Ce sont les mêmes familles qui depuis des siècles ont donné à ces seigneurs provinciaux leurs serviteurs, notamment leurs karos, sortes de premiers ministres investis de toute la confiance du prince, et qui sont chargés en mainte occasion de le représenter et d’agir en son nom. C’est ainsi que, par une organisation toute féodale, vit autour du daïmio et sur l’étendue de son territoire une petite noblesse militaire entièrement indépendante du pouvoir central et prête à tirer l’épée pour son maître le jour où il oserait en donner le signal[1].

  1. Telle était l’organisation sociale du Japon, lorsqu’il y a quinze ans les Européens y pénétrèrent de nouveau ; elle se maintenait sans changement depuis deux ou trois siècles de tranquillité extérieure et intérieure. Ensuite tout a changé d’aspect. Les événemens de ces dernières années semblaient prouver que l’initiative et l’intelligence avaient abandonné les descendans des fiers daïmios pour devenir l’apanage de cette classe des karos et des petits officiers. Comme les mikados il y a cinq ou six siècles, comme les taîcouns à leur tour il y a cinq ou six ans, les daïmios abdiquaient l’exercice du pouvoir attaché jadis à leur titre : ils n’étaient plus que des instrumens entre les mains des karos. Ce sont ces derniers qui paraissaient diriger la guerre civile en 1868 et 1869 ; eux seuls figuraient à la tête des troupes. Les événemens des trois dernières années sont venus achever le renversement de cette société féodale du Japon et annuler le pouvoir des daïmios ; une organisation administrative, semblable à celle des nations européennes, est à l’essai (voyez la Revue du 15 mars). Qu’on se figure la France passant brusquement de la féodalité de saint Louis aux institutions du XIXe siècle, et l’on aura l’idée de cette étrange transformation, dont les conséquences ne sauraient encore être bien appréciées.