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sur lequel on écrit son nom en caractères bien formés, puis on lui fait comprendre à l’aide de la mimique que ce signe lui est attribué spécialement ; il doit donc le reconnaître pour sien et se présenter toutes les fois qu’il le verra tracé sur le tableau. C’est là la première opération, le baptême scolaire du sourd-muet. Ce nom est purement officiel ; entre eux, les enfans se désignent, — je n’ose dire par des surnoms, — par un geste qui indique toujours un fait exclusivement physique : une dent de moins, une surdent, une cicatrice, une claudication, une déformation du visage ou d’un membre. Une fois que le sourd-muet est nommé, on procède à son instruction, et on lui apprend du même coup à lire, à écrire, à se servir de la mimique et de la dactylologie. On emploie une proposition fort simple, d’abord à l’impératif ; on écrit sur le tableau : saute. Quand l’enfant a bien regardé, qu’il s’est bien « imprégné » du dessin qu’il a sous les yeux et qui pour lui n’a encore aucune signification, le professeur fait un saut, et par cela seul explique à l’enfant la concordance qui existe entre le mot et l’action ; puis à l’aide de la dactylologie, il dicte le mot en désignant les lettres les unes après les autres, s, a, u, t, e ; il essuie le tableau, remet la craie à l’enfant, qui reproduit le dessin qu’il a vu et saute à son tour pour prouver qu’il a compris. Tel est le principe de l’enseignement des sourds-muets, il procède avec lenteur, mais avec certitude, et produit un résultat excellent, car il éveille les idées latentes et fait naître celles qui n’existent pas encore.

En général, un sourd-muet apprend à lire et à écrire presque instantanément. Il voit un mot, le considère attentivement et le reproduit. Cela s’explique ; pour lui, c’est un dessin qui a un sens complet, absolu. Ces sortes de jeux de mots que nous appelons calembours n’existent pas pour lui, il ne connaît pas la similitude des sons ; sot et saut, fête et faite, qui pour notre oreille vibrent de la même manière et n’ont une acception différente que par la distribution même d’une phrase entière, sont devant ses yeux des objets qui n’ont entre eux aucun rapport. Aussi il est très rare que les sourds-muets fassent une faute d’orthographe, qui est la faute phonétique par excellence. Ils ignorent la valeur abstraite et relative des lettres dont la tonalité se modifie selon qu’elles sont isolées ou juxtaposées ; si on leur expliquait sur le tableau que a et u réunis font o, ils ne le croiraient pas et se mettraient à rire. Il suffit qu’un mot soit écrit d’une façon irrégulière pour qu’ils ne puissent absolument pas le comprendre. Cela est tellement vrai qu’on est obligé, à la direction, de traduire « en orthographe » les lettres souvent fort illettrées qu’ils reçoivent de leurs familles ; sans cette précaution, ils se fatigueraient vainement et n’en devineraient pas le sens.