Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/570

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

impropre à bien des fonctions ; pourtant il en est de même des boiteux, des aveugles et des manchots : ceux-là aussi sont rejetés à un plan inférieur, seulement c’est par suite d’un accident physique ; le sourd-muet est comme eux. Donc les sourds-muets, sauf l’action d’entendre qui leur est refusée, occupent dans l’humanité un rang égal à celui des autres. Il y a parmi eux des êtres plus ou moins intelligens, plus ou moins bien doués par la nature ; il y a des malades, des faibles, des inconsistans ; si quelques-uns sont fermés à un développement normal, la moyenne est ouverte à toute instruction, et plusieurs même ont pu s’élever à un niveau remarquable ; parmi ces derniers, on compte des écrivains, des sculpteurs, des peintres, des ouvriers habiles. En un mot, l’infirmité cesse de prédominer, puisque l’intelligence du malade devient, par l’enseignement, semblable à celle des autres hommes, et qu’elle peut s’approprier n’importe quelles notions, excepté celles qui ont trait à l’acoustique.

Ce procès est débattu depuis longtemps, et n’est pas près d’être jugé. Il me semble qu’on ferait bien de transiger, et qu’il ne s’agit que de s’entendre. Ces deux opinions adverses concordent plus qu’elles n’en ont l’air, il faut seulement savoir de quel genre de sourds-muets l’on parle. On croit généralement que ces malheureux ont tous été frappés pendant l’obscure période de la gestation, ou dès l’heure même de la naissance ; c’est une erreur. Plusieurs d’entre eux ont entendu, ont parlé pendant leurs premières années, et sont devenus sourds-muets à la suite de fièvre cérébrale, de fièvre typhoïde, de fièvre nerveuse, de rougeole, de scarlatine, de chutes ; quelques-uns ne sont pas absolument sourds ; d’autres, — le cas n’est pas fréquent, — entendent parfaitement, mais sont aphasiques, et ne peuvent émettre une seule parole, comme si toutes les cordes vocales avaient été brisées. Ici le mal est accidentel ; il n’a frappé qu’une âme déjà ouverte, et, s’il l’a fermée tout à coup, il n’en a pas chassé certaines notions acquises. À l’époque où le sens de l’ouïe subsistait encore, ils avaient « emmagasiné » un certain nombre d’idées dont l’embryon, développé par l’âge, par l’enseignement, leur constitue un état intellectuel qui les fait égaux à la moyenne des entendans-parlans. Nulle spéculation de l’esprit ne leur semble interdite, et ils parviennent à briser les liens qui les enchaînent. Ceux-là sont très intéressans ; les efforts qu’ils accomplissent pour ressaisir, malgré des obstacles sans nombre, la part d’intelligence et de savoir à laquelle ils sentent qu’ils ont droit, sont très touchans à voir ; je crois en effet qu’ils peuvent parcourir toutes les routes où l’intelligence, la réflexion et la vue suffisent pour se guider.

Je n’en dirai pas autant de ceux qui sont enveloppés dans une