Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/569

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

verbum ; en exagérant le sens, on peut dire que le verbe est principe de tout ; sans lui, le monde physique est souvent incompréhensible et le monde moral ne s’ouvre pas. On n’élève le sourd-muet que bien difficilement au-dessus de la sensation ; l’idée avec toutes ses conséquences lui échappe le plus souvent. Le sens de la vue ne transmet que des images ; celles-ci sont expliquées, commentées par une série de signes conventionnels, écrits ou mimés, qui eux-mêmes ne sont aussi que des images, et, s’il confond l’une avec l’autre, il entre dans un dédale dont il a grand’peine à sortir. C’est là le vice radical auquel il n’y a pas de remède : on est en présence d’un malade ; on l’amène progressivement à une convalescence qui sera perpétuelle, car il ne parvient jamais à la guérison complète. La mimique, la lecture, lui rendent une partie de la parole, la partie visible, tangible, pour ainsi dire, la partie matérielle ; mais la partie métaphysique, celle qui, à l’aide de déductions logiques, conduit sans peine à l’abstraction et à l’absolu, elle lui est interdite, et par cela seul il reste confiné dans un rang inférieur qui le réduit à n’être qu’une sorte de créature intermédiaire, intéressante, capable de recevoir une éducation limitée, qu’un accident pathologique enferme dans des ténèbres relatives, dont l’instinct pourra ressembler à de l’intelligence et sur lequel pèsera toujours la fatalité d’une origine viciée ; en un mot, ce ne sera jamais qu’un infirme, un être incomplet.

Les optimistes au contraire, sans nier l’infirmité, déclarent qu’elle n’est plus qu’apparente, puisque la méthode de l’abbé de l’Épée, émondée par Sicard, vivifiée par Bebian[1], fécondée chaque jour par les professeurs spéciaux, parvient facilement à la neutraliser. L’écriture est le langage écrit, de même que la parole est l’écriture parlée : lire ou entendre, c’est tout un. Les notions qui pénètrent dans le cerveau par le sens de l’ouïe, on peut les acquérir par le sens de la vue. L’opération matérielle seule est plus longue, ce qui imprime une certaine lenteur à l’enseignement, mais le développement intellectuel du sourd-muet peut être poussé au moins aussi loin que celui des entendans-parlans, — c’est une simple affaire de temps et de patience. L’effort même que l’infirme est obligé de faire pour échapper aux conséquences de son infirmité est une preuve péremptoire de l’acuité de son intelligence. Le mal qui l’atteint est local et ne touche en rien aux facultés du cerveau. Certes cette oblitération complète d’un sens le paralyse en plus d’un cas et le rend

  1. Bebian fut répétiteur (1817) et censeur à l’institution, qu’il fut obligé de quitter en 1821 à la suite d’une discussion dégénérée en querelle ; le plus important de ses ouvrages est le Manuel d’enseignement pratique des sourds-muets, 1827.