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mettaient à sa disposition des moyens d’action incomparables, car chez les peuples la foi était vive, profonde[1], et la disposition à l’admission du merveilleux était universelle. L’histoire de la propagation monastique en Europe est une étude du plus haut intérêt pour l’histoire de la civilisation elle-même ; elle a fait depuis longtemps l’objet des travaux érudits des hommes les plus éclairés, et dans ces derniers temps elle a été traitée avec un grand talent par un illustre écrivain auquel je ne reprocherai que d’y avoir porté une préoccupation moderne qui entache les conclusions de ses recherches historiques. En Allemagne, la fondation et la multiplication des monastères avaient été l’œuvre de Pépin et de Charlemagne, puis des Ottons, qui avaient fait, comme on l’a dit, de la Saxe jadis si rebelle une école de christianisme[2]. Les moines et les seigneurs avaient pris partout possession de la propriété territoriale, mais les premiers la défrichaient, tandis que les seconds en négligeaient le soin et souvent la dévastaient. Les monastères et les châteaux-forts couvraient le sol de l’Europe, et les moines, jadis les soldats des évêques, affranchis plus tard de leur juridiction, devenaient insensiblement d’actifs auxiliaires de la suprématie romaine, qui s’appuyait sur eux. Ces résultats s’étaient produits en Allemagne plus qu’ailleurs encore. Les moines y formaient la démocratie du christianisme ; l’épiscopat en était l’aristocratie, par les mœurs, la naissance et l’autorité, qui se confondait avec l’autorité féodale, car nulle part l’épiscopat n’était plus riche en fonds de terre qu’en Allemagne, où la sécularisation des évêchés a payé bien des révolutions. Le pontificat papal et épiscopal relevait de l’empire par le droit d’élection, mais le couvent ne relevait que de l’église, c’est-à-dire du pape. Les empereurs étaient donc obligés par la nécessité des choses à se mêler beaucoup du gouvernement de l’église, qui s’identifiait avec le gouvernement de l’état, en un siècle où l’église était tout et partout. C’était un grand écueil.

Ces difficultés se compliquaient de circonstances nouvelles et

  1. Elle était quelquefois d’une singulière naïveté. Le respectable Pierre Damiani exhorte un moine à ne pas manquer de réciter le petit office de la Vierge, et rapporte à ce sujet l’exemple d’un clerc qui, étant malade à l’extrémité, fut visité par la sainte Vierge qui lui fit couler de son lait dans la bouche et le guérit à l’instant. Voyez Fleury, Hist. eccl., liv. LX, 54.
  2. J’ai donné, dans le premier volume de mon Histoire du droit français au moyen âge, le tableau de la propagation monastique, pour la France. M. Mignet avait avant moi publié le savant mémoire dans lequel il expose la conversion de l’Allemagne au christianisme et l’établissement de l’ordre monastique en ce pays. Ozanam a traité le même sujet à un autre point de vue, et M. de Montalembert après lui, dans ses Moines d’Occident. Pour les matériaux de l’histoire générale du sujet, voyez Mabillon, Annales ord. S. Benedicti, 6 vol. in-fol., et Acta sanctorum ord. S. Benedicti, 9 vol. in-fol., enfin Cf. la Collectio script, rer. hist. monast. eccles. de Kuen, 6 vol. in-fol., Ulm 1753 et suiv.