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grandes rivières s’élève à plusieurs millions de francs. On s’étonne que les Américains, dont l’immense territoire réclame, pour être mis en valeur, des travaux de tout genre, soient en état de consacrer de si fortes sommes à la traversée d’une seule rivière.

Les ponts suspendus sont peut-être plus curieux encore pour nous qui avons perdu, bien à tort sans doute, toute confiance en ce genre de construction. Il est assez embarrassant de décrire d’une façon sommaire les procédés par lesquels on est parvenu à faire disparaître le balancement, l’élasticité, qui en sont les plus graves inconvéniens. Les ponts suspendus que nous connaissons en France ne se composent que d’un frêle tablier supporté par deux câbles. Aux États-Unis, on a fait le tablier en forme de poutre tubulaire, ce qui le rend plus rigide ; on le relie par des haubans aux tours de suspension, ce qui soulage les câbles, et par des amarres aux berges du fleuve, ce qui diminue le ballottement. On a soin, dans la même intention, que les deux câbles soient tendus dans des plans inclinés, au lieu de pendre verticalement. C’est à l’aide de ces divers perfectionnemens que l’on a construit, de 1850 à 1855, le pont du Niagara, dont l’unique travée de 250 mètres d’ouverture est suspendue à 67 mètres au-dessus du niveau de l’eau. Il y a deux tabliers superposés, l’un pour les voitures et les piétons, l’autre pour les trains de chemins de fer. Les locomotives le franchissent en ayant soin toutefois de ralentir leur vitesse ordinaire de marche. C’est une voie de communication très importante, car c’est le trait d’union entre le New-York central et le Great- Western du Canada, et c’est la route la plus directe entre New-York, Chicago et San-Francisco.

On sait que la ville de New-York est bâtie sur une presqu’île bornée à gauche par l’Hudson, qui la sépare de New-Jersey, et à droite par un bras de mer, autrement dit la Rivière de l’Est, de l’autre côté duquel est, dans l’île appelée Long Island, l’important faubourg de Brooklyn. Il y a environ 1 million d’habitans à New-York et 400,000 à Brooklyn. On imagine ce que doit être le transit quotidien des voyageurs entre ces deux agglomérations. Or jusqu’à ce jour il n’y avait pas d’autre mode de communication que les bacs à vapeur, qui transportaient 40 millions de personnes dans l’année, sans compter les chevaux et les voitures. La Rivière de l’Est n’a guère moins de 1 kilomètre de large, la navigation y est très active ; les bâtimens de faible tonnage arrivent de préférence à New-York par cette voie, en contournant Long Island. Le gouverneur ne peut donc permettre d’y établir aucun ouvrage qui entraverait la navigation. Lorsqu’une compagnie financière offrit d’y construire un pont, la législature de l’état de New-York imposa deux conditions fort gênantes : que la travée du milieu aurait au moins 493 mètres