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ris, le destructeur de Kara-Ali, le vainqueur de Chio, qui ne croyait pas en avoir assez fait. Le brûlot de cet intrépide Ipsariote accrocha le vaisseau du capitan-bey et l’enveloppa en quelques minutes dans un tourbillon de feu et de fumée. L’incendie fut si rapide que peu d’hommes, sur 800 dont se composait l’équipage, réussirent à y échapper. L’autre brûlot fut cette fois encore moins heureux. Il avait abordé le vaisseau du capitan-pacha, mais il s’en détacha, entraîné par le courant dont le capitaine qui le conduisait avait mal jugé la force et la direction. Canaris seul était dans ce genre d’attaque infaillible : héros digne de faire battre le cœur des poètes, marin que tout homme de mer ne se lassera pas d’admirer, Canaris avait en moins de six mois détruit deux vaisseaux et anéanti 3,000 hommes. Son nom prononcé suffisait pour faire fuir les escadres.

La flotte de Méhémet avait coupé ses câbles et mis dans le plus grand désordre à la voile ; ce ne fut qu’au bout de quelques jours qu’elle parvint à se rassembler de nouveau devant les Dardanelles. Une corvette s’était jetée à la côte sous Ténédos ; une autre, abandonnée par son équipage, flottait comme une épave au milieu de l’Archipel. La gabare l’Active, envoyée à sa recherche sur les pressantes instances du pacha de Smyrne, parvint à la retrouver, après cinq jours d’inutile croisière, dans les environs de Tchesmé.

Justement indigné de la conduite qu’avait tenue sa flotte, le sultan avait songé à lui défendre l’approche de la capitale, mais l’engagement des équipages était expiré. Le sultan s’apaisa, et dès les premiers jours de décembre la flotte reçut l’ordre de remonter jusqu’à Constantinople. Grands et petits, tous les bâtimens se trouvaient dans un fâcheux état. On les jugea sagement incapables de reprendre la mer avant le printemps prochain. Les Grecs, de leur côté, firent l’économie de la majeure partie de leur flotte. Ils ne conservèrent que quelques corsaires qui, après avoir infesté les côtes de Caramanie, de Syrie et d’Égypte, après avoir été attaquer les bâtimens turcs jusque dans le port de Damiette, donnèrent à la navigation neutre de si justes sujets de plaintes, que les stations européennes, occupées à prévenir ou à poursuivre leurs déprédations, trouvèrent dans cet ingrat service l’occasion d’un redoublement d’activité. Ce fut alors que de toutes parts, à Marseille, à Malte, à Trieste, sur nos bâtimens même, on se mit à maudire la Grèce ; mais la Grèce était désormais à l’abri des caprices de l’opinion étrangère. Les derniers succès de ses flottes et de ses armées avaient consacré ses droits à l’indépendance.


E. Jurien de La Gravière.