Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/315

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
309
LA MORT D’ALI PACHA.

de Chio. Le 18 juin, les principaux officiers de la flotte ottomane se trouvaient réunis à bord du capitan-pacha : le ramazan finissait, les Turcs s’apprêtaient à célébrer la fête du baïram ; la nuit était sombre et sans lune, la flotte turque s’était pavoisée de fanaux. Deux navires grecs entrèrent dans le canal. L’un gouverna sur le vaisseau de quatre-vingts canons que montait le capitan-pacha, l’autre s’attaqua au vaisseau de soixante-quatorze qui portait le pavillon du riala-bey. Ces deux navires étaient des brûlots ; le premier appartenait au port d’Ipsara, le second avait été armé à Hydra. Le brûlot hydriote, qui avait accroché le vaisseau du riala-bey, s’en détacha, entraîné par la brise, et fut poussé tout en flammes au milieu des vaisseaux turcs sans en accrocher aucun. Le brûlot ipsariote était commandé par Constantin Canaris, le héros de la révolution grecque, un des plus rares courages dont les temps modernes aient offert l’exemple. Canaris introduisit le beaupré de son navire dans un sabord ouvert, et le brick fut ainsi amarré solidement au vaisseau turc à quelques pieds en arrière du bossoir. De cette façon, le vent devait porter les flammes vers le grand-mât du vaisseau ennemi. Ce fut alors, mais alors seulement, que Canaris alluma la mèche de sa propre main et sauta dans l’embarcation où ses compagnons l’attendaient. Trente-deux volontaires s’étaient offerts pour prendre part à cette expédition, tous avaient communié le matin. Le vaisseau turc fut bientôt une fournaise. Les flammes, en jaillissant par les écoutilles, avaient gagné les tentes établies pour ce jour de fête. Kara-Ali se jeta dans une embarcation ; un débris de mâture vint l’atteindre à la tête. On le transporta mourant sur le rivage. Plus de 2,000 hommes étaient rassemblés à cette heure sur le vaisseau amiral ; presque tous périrent dans cette nuit. Les canons échauffés partaient par intervalles et tenaient à distance les embarcations de secours ; les chaloupes du vaisseau sombraient l’une après l’autre sous leur charge. La confusion était effroyable, la consternation serait impossible à décrire. Les chaloupes des brûlots traversèrent sans être inquiétées toute la flotte. À l’autre extrémité du canal, des bricks grecs les attendaient. Ces bâtimens reçurent les trente-deux volontaires revenus de leur mission sains et saufs, et les ramenèrent triomphans à Ipsara. Le capitan-bey avait pris le commandement de la flotte ottomane après la mort du capitan-pacha ; il ne se crut plus en sûreté dans l’Archipel, et au lieu d’aller attaquer Ipsara ou Samos, comme on l’appréhendait, il s’empressa de regagner, poursuivi par la flotte grecque, l’asile habituel des Turcs découragés. Le 2 juillet, les vaisseaux ottomans jetaient l’ancre sous le canon des châteaux des Dardanelles. Les Chiotes étaient vengés, et de nouveau la mer appartenait aux Grecs.