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nais, offrait l’affreuse image d’une place deux ou trois fois prise et reprise d’assaut. Les maisons demeuraient ouvertes à tout venant. Les portes, les fenêtres, les planchers, avaient disparu. En beaucoup d’endroits, il ne subsistait que les murs noircis ; des débris immondes, des restes d’hommes et d’animaux souillaient les rues, où régnait un profond silence, à peine troublé par le pas des patrouilles. La population, qui avait été jadis de 10 à 12,000 âmes, s’était presque tout entière retirée dans l’île de Salamine, où, sous l’abri de quelques arbres chétifs, les habitans de Thèbes, d’Eleusis et de Condouri avaient également cherché un asile. Tel était le spectacle que présentait au mois de novembre 1821 la ville qui avait connu de si heureux jours sous la protection du chef des eunuques noirs, le kislar-aga. Les peuples ne marchent pas à la transformation de leurs destinées par des chemins de fleurs, et la génération qui a jeté le grain de blé dans le sillon ne doit guère s’attendre à le voir germer : trop heureuse si elle peut emporter l’espoir de léguer une tardive moisson aux enfans qu’elle laisse après elle !

Les rapides succès des insurgés en Morée ne faisaient que mieux ressortir l’impuissance relative de leurs efforts dans la Grèce continentale. Ces succès avaient lieu de surprendre tous ceux qui connaissaient les allures généralement timides des Moréotes, et qui les avaient vus quelques années auparavant se courber tout tremblans sous le sabre des Turcs. Leur meilleure fortune peut s’expliquer par deux circonstances qui les favorisèrent singulièrement au détriment des autres parties de la Grèce. Ces circonstances, qu’il importe de ne pas perdre de vue, furent la résistance opiniâtre du pacha de Janina et le plan de campagne adopté par le sultan Mahmoud. Avant de songer à étouffer la révolution dans le Péloponèse, le sultan avait voulu raffermir son autorité en Thrace et en Macédoine. Toute l’année 1821 fut employée par les Turcs à circonscrire l’insurrection et à lui opposer une barrière infranchissable de Janina au mont Pélion. Par cette conduite habile, Mahmoud s’exposait à sacrifier une parcelle de son vaste empire, mais il faisait avorter la conspiration qui avait osé espérer l’extinction de la domination ottomane en Europe.

Salonique et le territoire qui l’environne dans un rayon de dix à douze lieues formaient une sorte de place d’armes où les Turcs s’étaient établis en force pour s’opposer à la jonction des montagnards du Pélion, de l’Ossa et de l’Olympe avec les Stylites du mont Athos. Dès les premiers jours du mois d’août 1821, le chef militaire de Salonique avait détruit les villages dont il suspectait la fidélité. Chassée de ses demeures, la population s’était retirée dans la presqu’île de Cassandre et avait coupé l’isthme étroit qui sépare le