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une sécrétion ou une vibration du cerveau, il faut simplement lui demander s’il se moque de nous ou s’il rêve. Quel rapport au monde peut-il y avoir entre une pensée et une vibration quelconque ? C’est de la logomachie pure ; mais alors pourquoi ne pas admettre que, dans les profondeurs inconnues de l’être, il se trouvait des forces dont l’heure de manifestation a dû attendre le moment propice, que par exemple, dans le globe encore dépourvu d’organismes vivans, il y avait des forces capables d’organiser la vie et qui, à l’heure où les conditions de leur apparition seraient réalisées, devaient surgir du milieu des forces physico-chimiques et les subordonner à leurs fins ? Pourquoi ne pas recourir à la même hypothèse pour la force rationnelle qui n’a pu s’épanouir que dans l’organisme humain ? Dans cette hypothèse, le principe de continuité n’est nullement méconnu, il est seulement mieux compris. Nous constatons la connexion des choses, sans identifier pour cela des faits, voisins sans doute et même en étroit rapport, au point qu’on ne saurait concevoir les uns sans les autres, mais qui proviennent de causes originelles parfaitement distinctes. Et nous y gagnons le précieux avantage de nous rappeler toujours qu’il y a plus de choses au ciel et sur la terre qu’on n’en a jamais rêvé dans aucune philosophie.

On voit sur-le-champ l’application que nous pouvons faire de cette théorie à la nature humaine. Cette nature a pour base et pour condition la nature animale ; nous le reconnaissons avec saint Paul, non parce que saint Paul l’a dit, mais parce que cela est patent pour nous comme pour lui. Au sein et au-dessus de cette nature animale vient s’épanouir la vie de l’esprit : impossible de nier que, dans la vie actuelle du moins, celle-ci dépend de celle-là ; elle croît avec le cerveau, elle faiblit et s’altère avec lui ; il n’en est pas moins impossible d’affirmer qu’elle est un produit du cerveau, ou plutôt la seule affirmation d’une pareille thèse frise l’absurde. Quelle conclusion logique faut-il tirer de ces deux évidences ? Uniquement celle-ci, que la force inconnue qui nous permet de vivre comme des êtres rationnels et non plus comme des animaux devait, avant de se manifester, avoir à sa disposition un organe tel que le cerveau humain. Pour qu’elle continue de produire ses effets, il faut que ce cerveau continue d’être bien constitué. Ainsi s’expliquent les vagues et fugitives lueurs de vie rationnelle que l’on peut observer dans le règne animal. La force latente commence à agir, mais elle ne s’épanouira réellement que dans l’homme[1]. Voilà un terrain sur lequel la

  1. On comprend aussi avec quelle complète indifférence, au point de vue religieux et moral, nous assistons à la discussion relative à l’origine de l’humanité,. Que nous importe que l’homme compte ou non un singe parmi ses ancêtres, puisque, selon le principe que nous exposons, jamais singe n’a pu être homme ? A partir du moment où le singe hypothétique qui nous aurait servi d’ancêtre aurait servi de champ d’action à la force nouvellement apparue qui devait faire l’humanité, il y eut une espèce nouvelle dans le monde, l’espèce humaine. Nous raisonnons ici, qu’on veuille bien l’observer, d’après l’hypothèse naturaliste : en fait nous croyons la question encore loin d’une solution définitive.