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répondre carrément : non ! Mais une telle déclaration eût probablement trop coûté à ses pieux scrupules.

C’est encore une belle phrase que celle où il nous annonce gravement que, selon l’idée moderne, « la constitution du monde n’est pas l’œuvre d’une raison suprême (nicht angelegt von einer hœchsten Vernunft), mais qu’elle tend à la raison suprême (angelegt auf die hœchste Vernunft). » Notre langue ne sait pas rendre comme il faut ces phrases profondes. Une intelligence ordinaire partirait de là pour penser que, si tel est le but vers lequel marche le monde, son principe premier doit contenir en lui-même la sagesse et la raison suprême, car comment concevoir que de l’irrationnel pur puisse jamais surgir une raison quelconque ? Ce qui est dans l’effet doit avoir été dans la cause ; mais non, ce raisonnement sent son philistin. Pour bien concevoir les choses, il faut se dire que l’univers est à la fois, en même temps, cause et effet, qu’il n’a pas à proprement parler de but, qu’il réalise à tous les momens de la durée, en des points quelconques de l’espace, cette raison suprême vers laquelle tout à l’heure on nous disait qu’il tendait, qu’il en est la source, le laboratoire éternel. Tout cela paraît un peu difficile à démontrer ; cependant ne chicanons pas. Qu’il nous soit seulement permis de faire observer que nous n’avions donc pas tout à fait tort quand nous disions, à notre modeste point de vue théiste, que nous adorions la raison suprême qui pénètre et domine le monde. Comment ? il y a tant de sagesse que cela dans l’univers, et il serait suranné de croire en Dieu ! Que M. Strauss y prenne garde, à force de diviniser son univers, il finira par en faire une divinité à peu près acceptable. Si le vieux nom de Dieu lui déplaît, nous lui passerons son faible pour le nom nouveau qu’il préfère. Il est vrai qu’une raison suprême qui ne sait pas plus qu’elle est raison que le nuage qui passe ne sait qu’il est vapeur inflige à notre intelligence un problème aussi dur à résoudre que les mystères les plus ardus de l’ancienne orthodoxie. Toutefois il faut tenir compte des bonnes intentions, se rappeler que le sujet est des plus difficiles à bien traiter, et admirer pieusement la facilité avec laquelle il est possible en allemand, à la seule condition d’être ferré sur les belles formules, d’être dévot sans croire à rien et athée avec onction[1]

  1. M. Strauss ayant touché dans son livre à tous les sujets philosophiques et religieux, sans compter la politique, le socialisme, la littérature et la musique, on ne peut exiger de nous que nous le suivions partout ; mais notre silence ne veut pas dire que nous sommes de son avis sur les points négligés dans ce travail. Ainsi nous laissons de côté l’argumentation puérile qu’il dirige contre la doctrine de la vie future : aussi bien ce n’est pas là une question isolée ; la solution à lui donner dépend tout entière de la notion qu’on se fait de Dieu et de la destinée humaine. Le lecteur voit aisément de quel côté penchent nos préférences. Il est toutefois encore un point que nous tenons à relever ici, car il s’agit d’un préjugé qui tend à se répandre. Dans son antipathie passionnée contre le christianisme, M. Strauss adopte à la légère la thèse mise à la mode par quelques écrivains sur les immenses mérites du bouddhisme et son équivalence, sinon sa supériorité, quand on le compare au christianisme. Rien pourtant de plus paradoxal. Le bouddhisme est sans doute un phénomène de première grandeur dans l’histoire des religions ; il a devancé de cinq siècles l’Évangile dans la doctrine du pardon des injures, de l’amour des hommes et du renoncement. C’est un titre d’honneur qu’il serait injuste de lui contester, et la personnalité de Bouddha est fort attachante ; mais le bouddhisme, sous sa forme native, n’est pas une religion, c’est une morale sans Dieu ; il n’est devenu une religion, ou plutôt des religions, qu’en s’amalgamant avec une masse de superstitions très grossières, dont il n’a jamais su se dégager. C’est pourquoi sa morale est restée lettre morte, et laisse croupir dans l’indolence et l’ignorance les peuples qui l’ont adoptée pour la forme. Il est fondé sur l’insignifiance de la vie personnelle, le christianisme sur l’incomparable valeur de l’âme humaine. Si les deux principes, dans leur application historique, tombent aisément dans un ascétisme contre nature, il y a entre eux cette différence essentielle, que le bouddhisme y arrive en parfaite conformité logique avec son principe, et que le christianisme s’en émancipe d’accord avec le sien. Le christianisme, qui part du rapport filial de l’homme avec Dieu, tend au déploiement de la vie humaine ; le bouddhisme travaille du mieux qu’il peut à l’anéantir. Le christianisme a pu se réformer souvent, le bouddhisme en est incapable. Sans faire tort aux mérites réels du bouddhisme, il est temps qu’on en finisse avec cette manie d’égaler la religion de la mort à celle de la vie.