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La scène se passait à Étrépagny, gros bourg sur la route de Rouen, où les Allemands, forts d’un millier d’hommes d’infanterie avec 300 chevaux et deux pièces de canon, arrivaient le 29 novembre, et où ils s’arrêtaient le soir, buvant, se livrant à toutes les licences de la conquête, réquisitionnant même tous les pianos de l’endroit. Ces Saxons du comte de Lippe s’amusaient, puis s’endormaient de l’épais sommeil de l’ivresse, sans se douter absolument de rien. C’était justement cette soirée que le chef français avait choisie pour tenter son coup de main sur Gisors. Il avait, lui aussi, plusieurs colonnes, dont l’une, celle du centre, assez forte et dirigée par le général lui-même, touchait à Étrépagny vers minuit. Au signal imprévu de quelques vedettes ennemies donnant l’alarme, le général Briand, prenant ce qu’il avait de cavalerie, s’élançait impétueusement dans la grande rue du village, qui descend vers la petite rivière de la Bonde pour se relever au-delà par une pente douce. A la suite du général venait comme avant-garde un bataillon d’infanterie de marche heureusement assez solide et conduit avec fermeté par un officier de mérite, le commandant Rousset, aujourd’hui professeur à l’école de Saint-Cyr ; puis c’était le gros de la colonne avec de l’artillerie et des mobiles de la Loire-Inférieure, des Hautes-Pyrénées, des Landes, de la Seine-Inférieure.

Il faisait une nuit sombre et froide. Le bataillon Rousset, déjà engagé dans le village et ayant défilé en partie, ne tardait pas à essuyer une vive fusillade de la part des Saxons réveillés en toute hâte et en désordre. Le commandant qui était en avant, à la tête de ses premières compagnies, s’arrêtait à l’instant et se mettait en défense lorsqu’il entendait tout à coup un galop de chevaux derrière lui. Sans hésiter, comprenant que c’était nécessairement de la cavalerie ennemie qui essayait de se frayer un passage, il rangeait ses soldats sur les côtés de la route, et au moment où les cavaliers saxons arrivaient il ordonnait le feu. Plus de quatre-vingts chevaux tombaient pêle-mêle avec les hommes dans l’obscurité. C’était aussitôt une confusion indescriptible sur ce point et sur tous les autres points du village. Les mobiles entraient à leur tour, on pénétrait dans les maisons, on faisait main basse sur les Allemands, tuant ceux qui se défendaient, retenant les autres prisonniers. Tout était fini qu’on savait à peine ce qui venait de se passer. Seulement les morts encombraient les maisons et la rue. Or avait pris un canon. Les Saxons avaient perdu plus de 200 hommes, et ceux qui pouvaient échapper à la sanglante bagarre se sauvaient de toutes parts. Les Français restaient à coup sûr maîtres de ce singulier champ de bataille. Malheureusement cette victoire de surprise nocturne avait un terrible lendemain. Le général Briand, voyant qu’il ne pouvait plus songer à un coup de main imprévu