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nature humaine, partant du principe que ce sont ses tendances, ses aspirations instinctives, qui contiennent le secret de ses destinées, nous posons d’avance comme constant que la réalité inconnue est nécessairement d’accord avec ces tendances et ces aspirations, qui sans elle ne seraient pas et ne seraient pas ce qu’elles sont. La religion, au sens général du mot, est un fait de la nature humaine ; l’homme ne peut se sentir religieux, à moins de se faire violence, qu’en face d’êtres ou d’un être personnel, ou du moins conscient, voilà un autre fait, d’une importance, selon nous, capitale comme indice de la réalité transcendante. Par conséquent nous disons que les systèmes métaphysiques qui ont maintenu la personnalité divine sont plus vrais sur ce point que ceux qui l’ont niée. Cette affirmation suffit à la piété et n’inflige aucune torture à la raison.

Un des reproches que M. Strauss nous adresse le plus souvent, à nous Français, c’est que nous serions à chaque instant les dupes de la « phrase. » Hélas ! je crains que le reproche ne soit parfois mérité ; mais nous pourrions sans malice le retourner souvent à nos vainqueurs. Seulement la « phrase » qui gouverne des esprits allemands diffère en genre de celles qui fascinent nos pauvres esprits gaulois. Le Français se laisse prendre à la phrase brillante, clinquante, spirituelle, vide en dedans, chatoyante au dehors. L’Allemand, moins impressionnable et si sérieux, est la victime, bien plus souvent qu’il ne pense, de la formule pédante. Il s’imagine aisément que des eaux sont profondes par cela seul qu’elles sont troubles, et la tyrannie de certains prétendus axiomes de philosophie, de droit ou de politique, à la condition qu’ils affectent une apparence scolastique et pour ainsi dire professorale, est bien plus prolongée en Allemagne que chez nous. L’argumentation panthéiste de M. Strauss nous en fournit plusieurs curieux exemples. Il semblerait, quand on le lit sans y réfléchir, que la thèse de la personnalité divine a été pour toujours anéantie par la découverte que la personnalité ne se conçoit pas sans limitation, et que par conséquent un Dieu personnel équivaut à un Dieu limité, c’est-à-dire à une contradiction dans les termes. On pourrait déjà se demander si un Dieu impersonnel n’est pas encore bien plus limité qu’un Dieu personnel. Il y a plus : en Allemagne comme en France, depuis nombre d’années la philosophie théiste en a rappelé de cet arrêt, plus décisif dans la forme que vrai au fond. On a fait remarquer que c’était pour l’homme et l’homme seul que la limitation était inhérente à la personnalité. En fait, nous n’arrivons à la conscience de notre moi que par le contact du non-moi. C’est là ce qui a donné une apparence d’axiome à la phrase : toute personnalité inclut la limitation de la personne. Et pourtant ce n’est qu’une phrase.