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de vue de son loyal adversaire, cette haine passionnée qui suintait en quelque sorte de chaque ligne, révoltèrent tous les Français qui suivaient sa controverse avec M. Renan. Ceux d’entre nous surtout qui avaient auparavant beaucoup aimé l’Allemagne et salué dans M. Strauss un de ses fils les plus éminens se sentirent déçus et blessés. Qu’avait donc fait le docteur Strauss de cette hauteur de vues, de cette conscience historique, de cette méthode froidement impartiale, qui lui permettaient naguère de peser si scrupuleusement le pour et le contre sur les questions les plus délicates ?

Ce n’est pas un paradoxe que nous allons énoncer : M. Strauss est décidément une des victimes de la dernière guerre. Il est devenu un homme nouveau, mais non un homme meilleur. On dirait que ces événemens gigantesques, la commotion qui bouleversa les esprits lors de la folle déclaration de guerre du gouvernement impérial, les succès inespérés des armes allemandes, l’annexion violente de l’Alsace et de la Lorraine, l’humiliation du pays naguère le plus fier de l’Europe, la fondation de l’empire allemand, on dirait que tout cela lui est monté à la tête et la lui a tournée. Il a perdu cette possession de lui-même qui faisait sa force au temps où il devait tenir bon contre les orages théologiques fondant sur lui de tous les coins de l’horizon. Il y avait en lui comme une poche de fiel qu’il avait longtemps comprimée, et qui s’est épanchée à la suite d’un grand trouble moral. Quelque chose de batailleur, de brutal, des procédés à l’emporte-pièce et pas toujours loyaux, parfois même des plaisanteries de corps de garde, ont remplacé les allures posées d’autrefois. Ce n’est plus un philosophe ni un critique, c’est un pamphlétaire, et, si l’on ne savait que M. Strauss a dépassé l’âge où l’on porte les armes, on serait tenté de croire qu’il a fait la campagne et qu’il est revenu avec ces manières soldatesques, que l’on supporte chez un militaire de profession, mais qui chez tout autre provoquent le blâme ou le rire.

On dirait aussi qu’au fond M. Strauss souffrait moins qu’il n’aimait à le faire croire de cette position de paria que ses premiers travaux lui avaient faite. Il est des attitudes de Siméon Stylite qui sont pénibles d’abord, mais, auxquelles on finit par prendre goût. Depuis que le contraste entre ses opinions radicales et celles que professe le protestantisme avancé avait diminué, il éprouvait, sem--ble-t-il, l’impérieux besoin de se distinguer des philistins qui, dans l’église, cherchaient à maintenir le vieil édifice tout en faisant à la raison moderne les concessions légitimes qu’elle réclame. Il en voulait surtout à ses voisins. Quel malheur si, à la suite des transformations récentes de l’Allemagne, on allait voir se constituer une église évangélique assez élargie pour qu’il y eût lieu de se