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religieuses contemporaines pour que nous affections d’ignorer son œuvre. S’il nous déteste d’une des plus cordiales haines qui aient jamais fait bouillir un cœur de philosophe, c’est une raison de plus pour que nous ne lui refusions aucun des égards auxquels il a droit par son savoir et ses rares talens. Les mises à l’index, de quelque part qu’elles viennent, n’ont jamais été valides en France, et, si notre jugement sur le livre en question se rapproche beaucoup de celui de M. Gladstone, ce ne sera pas faute de l’avoir lu ni d’avoir engagé les autres à en faire autant.


I

Pour comprendre la sensation produite en Allemagne et hors d’Allemagne par la dernière confession de foi du docteur Strauss, il faut s’orienter en résumant le passé et la position récente encore du fameux critique. C’est son livre sur la Vie de Jésus qui dès 1832 lui assigna une place à part dans le monde théologique. Les ignorans seuls aujourd’hui s’imaginent encore que M. Strauss niait dans cet ouvrage l’existence réelle de Jésus ; mais il est constant qu’il réduisait tout ce qu’on en pouvait savoir avec certitude à un minimum bien mince à côté des pétrifications mythiques dont, selon lui, l’histoire évangélique était presque entièrement composée. On sait les tempêtes que souleva cette audacieuse entreprise, et comment, pendant nombre d’années, l’auteur de la Vie de Jésus se vit condamné à l’isolement le plus complet. Toutes ses espérances d’avenir furent brisées. Né pour le professorat, il vit se fermer toutes les chaires auxquelles il aurait pu prétendre. La Suisse républicaine lui fut aussi inclémente que l’Allemagne monarchique et princière. Son autre grand ouvrage, Die christluche Glaubeslehre, qui traitait de l’histoire des doctrines chrétiennes et tendait à montrer que chacune de ces doctrines, ayant terminé son évolution, ne laissait pour résidu que les thèses hégéliennes correspondantes, s’était pas fait pour lui ramener les sympathies du grand nombre. Pour comble de malheur, les enfans perdus de l’hégélianisme, au lieu d’épauler le sapeur des traditions les plus révérées, firent chorus à leur manière avec les coryphées de l’orthodoxie, et rangèrent le docteur Strauss, bien trop conservateur à leur gré, parmi les rétrogrades et les bigots qui retardaient le progrès humanitaire. Pendant toute cette période et quelque opinion que l’on professe, on doit rendre hommage au calme, au courage tranquille avec lequel il subit cette position de paria, et à la dignité de son attitude en face des passions, souvent aussi injustes que violentes, que ses écrits avaient déchaînées.