Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 104.djvu/258

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Hogue. Ouvrez les manuels à l’usage des classes, ouvrez même de volumineux ouvrages, vous y lirez que la marine de Louis XIV a été anéantie dans cette malheureuse journée ; M. Jal montre par des faits incontestables ce qu’il faut penser de cette affirmation si souvent répétée. Au commencement de l’année 1692, la France possédait 120 vaisseaux de combat du 1er  au 5e rang parfaitement armés, et 190 brûlots, flûtes et petits navires de différentes sortes, sans compter une bonne escadre de galères. La bataille, livrée le 29 mai, nous coûta 14 navires, dont 2 pris, et 12 échoués à la côte et brûlés par les Français eux-mêmes pour les empêcher de tomber au pouvoir de l’ennemi, après que l’on eut retiré l’artillerie, les munitions et les agrès. Or, demande M. Jal, peut-on dire raisonnablement qu’une marine est anéantie quand elle perd 14 bâtimens sur 310 ? elle était même si loin de l’être qu’en 1693, à la brillante affaire de Lagos, Tourville se trouvait à la tête de 71 vaisseaux et de 29 brûlots, chiffre beaucoup plus élevé que celui de la flotte de La Hogue, où il n’avait que 44 vaisseaux et 11 brûlots contre les 88 vaisseaux et les 18 brûlots des Anglo-Hollandais. La même année, le comte d’Estrées croisait dans la Méditerranée avec 30 voiles. Il y avait encore un assez grand nombre de bons navires dans les ports, et le personnel était excellent et nombreux. Voilà l’exacte vérité. Ce n’est donc pas dans une glorieuse défaite provoquée par les ordres intempestifs de Louis XIV[1], qui avait la vaniteuse prétention de diriger de Versailles les opérations maritimes et militaires, comme nous avons vu dans nos récens désastres des licenciés en droit les diriger de Tours ou de Bordeaux ; ce n’est pas dans une perte de 14 bâtimens qu’il faut chercher les causes de la ruine de notre marine si forte jusque-là, c’est dans la guerre continentale que la France eut à soutenir contre la grande alliance. Il ne s’agissait plus à cette époque de faire de nouvelles conquêtes ; il fallait sauver celles qui avaient été faites depuis 1670, défendre les vieilles enclaves de la monarchie, et protéger contre l’invasion la capitale elle-même. Toutes les ressources en hommes et en argent furent

  1. Louis XIV avait donné l’ordre à Tourville de livrer bataille quelle que fût la supériorité de l’ennemi. Tourville connaissait trop bien son métier pour ne pas faire quelques observations. Louis XIV répondit par un nouvel ordre, qui fut exécuté cette fois. La bataille, héroïquement soutenue contre des forces doubles, fut perdue ; et les vaisseaux échoués sur la plage brûlaient encore lorsque arriva un troisième ordre celui d’éviter tout engagement avant d’avoir rallié des renforts. Ce n’est donc pas Tourville qu’il faut accuser de la défaite, car il l’avait prévue ; il avait fait pendant l’action tout ce qu’on pouvait attendre de son courage et de son habileté, et la responsabilité du désastre ne doit peser que sur Louis XIV. Nous ajouterons à ces détails un fait encore inédit et qui n’a été révélé que dans ces derniers temps par la découverte d’un rapport confidentiel et secret sur la bataille de La Hogue. L’un des principaux chefs de la flotte française avait un neveu qui commandait un vaisseau. Celui-ci échoua par suite d’une fausse manœuvre, et aussitôt l’oncle, pour ne point laisser peser sur son neveu le soupçon d’incapacité, donna ordre aux navires placés sous ses ordres de se jeter à la cote.