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ANTHROPOLOGIE DES VASES GRECS.

Pour décrire l’aspect général d’un vase, les Grecs se servaient des mêmes expressions qu’ils employaient en parlant du corps de l’homme ou de l’animal. Le vase avait son type, son schéma, sa figure à l’instar d’un être vivant ; néanmoins je ne me rappelle pas qu’un auteur ait fait usage du mot corps en parlant d’un récipient quelconque. C’est que la littérature ancienne ne nous est point parvenue intégralement, et les écrivains qui nous restent ne prétendaient pas épuiser le dictionnaire. Seule la corne à boire possède un buste, ce qui n’est pas même une métaphore, car elle est souvent décorée d’un buste de bête fauve ou d’animal domestique. La partie supérieure du vase s’appelait la tête, comme le bassin circulaire est la tête du trépied, le chapiteau la tête de la colonne. L’intérieur d’une coupe était son visage. « De nos jours encore, dit Asclépiade de Myrlée, les habitans de Marseille ont coutume de poser les coupes sur le visage, » c’est-à-dire de les renverser pour faire voir les peintures dont elles sont ornées au dehors, ou plus simplement pour empêcher la poussière de s’y mettre. D’après certains grammairiens, le gobelet avait deux visages, et en effet nous en connaissons qui se composent de deux masques accolés, ressemblant à des têtes de Janus.

Les diverses parties de la tête se retrouvent presque toutes parmi les termes usités pour décrire la vaisselle. Le front, le nez, les oreilles, la bouche, les lèvres, les dents, la barbe, sont communs aux vases et aux hommes. Souvent le plateau porte un diadème ; on parle d’assiettes à la mitre d’or. Quelle image plus orientale que ce front de safran qu’un savant athénien prête à une amphore destinée au culte ! On dirait une jeune fille de l’Inde, au teint bronzé, sacrifiant à ses idoles. D’un vase à rebords, on dit qu’il cache son front, comme si le rebord en surplomb était sa chevelure. La lampe a son nez, et lorsqu’elle est munie de deux becs, on les compare aux narines. Il faut être bien familiarisé avec l’esprit antique pour ne pas trouver choquantes les déductions naturelles tirées de cette image. Chez les Grecs, la mèche constituait la muqueuse de la lampe, et la mèche double leur rappelait les effets d’un rhume de cerveau. Ces naïvetés sont inévitables dans un travail sur les usages anciens, et j’aime mieux les avouer que de les taire. Ne disons-nous pas aussi : moucher la chandelle ? Le mot latin nasiterna, vase à trois nez, s’applique à l’œnochoé, dont l’embouchure a la forme d’une feuille de trèfle.

Quant aux oreilles, c’est-à-dire aux anses, aucune expression n’est plus fréquente ni de date plus reculée. Homère déjà avait vu des trépieds auriculés. Bien souvent le récipient n’a qu’une seule oreille ; généralement il en possède deux, une de chaque côté, comme la Raison de Montaigne, ou jusqu’à trois ou quatre ; quelquefois il n’en a pas du tout. Ceci justifierait la locution française : sourd comme un pot, que Beaumarchais a

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