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richs, que la mort vient d’enlever à la science, a consacré quelques pages charmantes à cette tendance de l’art décoratif. On pourrait donner une plus grande extension à son travail, l’amplifier par des faits analogues, des comparaisons nouvelles, sans y ajouter rien d’essentiel ni en modifier la portée ; mais il nous tarde d’examiner une question du même genre, qui n’est pas moins intéressante : elle jettera un jour inattendu sur les habitudes d’atelier des artistes grecs, et nous permettra peut-être d’entrevoir le secret de certains procédés techniques qu’on n’a pas encore réussi à pénétrer.


I.

Les anciens possédaient ce sentiment inné de la poésie qui est l’heureux partage des civilisations jeunes. Leur vie entière était poétiquement organisée. De là ce besoin, inexplicable pour bien des savans, d’élever au rang d’une individualité les objets d’usage journalier, de prêter un corps, un cœur même, à la maison qui les abritait, au vaisseau qui les portait, à leurs armes de défense, l’arc, le glaive, la lance, le bouclier, aux outils de travail, que ce fût la hache du charpentier, la charrue du laboureur ou le fuseau de leurs femmes et de leurs déesses. La langue elle-même avait cédé à cet entraînement poétique en attribuant à chaque objet un sexe déterminé, comme si elle voulait établir, en dehors de la société des hommes, une vaste société de choses.

Quoi qu’il en soit, dans aucune autre branche de l’art et de l’industrie la personnification n’a été poussée si loin que dans la céramique. Là, la fantaisie a oublié sa capricieuse logique, qui est devenue une logique inexorable ; la comparaison entre le corps des vases et la structure du corps humain a été poursuivie jusque dans ses moindres détails, non-seulement par les poètes, qui en avaient le droit, mais par les artisans, plus prosaïques d’ordinaire, et qui se créaient ainsi une terminologie à la fois exacte et pittoresque. Je vais essayer d’en réunir ici les principaux élémens ; mais il faudrait le talent et l’étendue de savoir d’un Jacob Grimm pour coordonner tous les matériaux épars et confronter les usages grecs avec ceux des peuples de même origine ; nous nous contenterons pour le moment de puiser aux sources classiques.

On sait quelle richesse de formes, quelle variété de motifs les anciens ont imaginée pour leurs vases de métal, d’argile ou de verre. Dans chaque localité, la vaisselle avait un type particulier qui ne se retrouvait pas ailleurs, absolument comme pour les pierres et les formules sépulcrales, qui varient à l’infini selon le pays et même selon la ville où on les rencontre. À la fin du second siècle, alors que l’art avait depuis longtemps renoncé à rien créer de neuf, Clément d’Alexandrie pouvait encore dire que les formes des seuls verres à boire étaient innombrables.