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Capitole nouveau. Cette recherche contribua sans doute à les mettre en crédit, il en arriva de tout l’Orient, où ils étaient fort nombreux, et jusqu’au moment, où Auguste les fit poursuivre et jeter au feu, Rome en fut inondée, Ainsi, de quelque côté qu’on prêtât l’oreille, on n’entendait alors que la voix des devins ou des sages qui annonçait l’approche des temps nouveaux. Ces prédictions s’adressaient à des malheureux, qui venaient de traverser les guerres civiles, qui avaient assisté aux proscriptions et qui éprouvaient le besoin de se consoler des misères de la vie réelle par ces tableaux chimériques des prospérités de l’avenir ; elles ne pouvaient manquer d’être avidement recueillies. Il régnait donc alors partout une sorte de fermentation, d’attente inquiète et d’espérance sans limite. « Toutes les créatures soupirent, dit saint Paul, et sont comme dans le travail de l’enfantement. » Le principal intérêt des vers de Virgile est de nous garder quelque souvenir de cette disposition des âmes. Il est d’autant plus important de la connaître que le christianisme en a profité. Les philosophes, les chaldéens, les aruspices travaillaient pour lui à leur insu. Toutes ces prophéties qui enflammaient les imaginations malades lui préparaient des disciples. Grâce à elles, on le souhaitait sans le connaître, et c’est ainsi que, dès qu’il parut, les pauvres, les méprisés, les malheureux, tous ceux qui ne vivaient que de ces espérances confuses et qui attendaient avec anxiété la réalisation de leurs rêves, devinrent pour lui une si facile conquête.

C’est seulement dans ce sens qu’on a raison de faire de Virgile une sorte de précurseur du christianisme. Il était de ceux qui lui frayèrent le chemin et l’aidèrent, sans le savoir, à s’emparer du monde. Dante a exprimé cette pensée par une image saisissante quand il le compare « à l’homme qui s’en va dans la nuit, portant derrière lui un flambeau dont il ne profite pas, mais qui éclaire ceux qui le suivent. S’il n’était pas chrétien lui-même, ses écrits disposaient à l’être. Aussi le christianisme ne l’a-t-il jamais traité tout à fait en étranger. Une légende, qui fut très répandue au moyen âge, racontait que saint Paul, en passant à Naples, s’était fait conduire au tombeau de Virgile. « L’apôtre, ajoutait-on, s’arrêta devant le mausolée et versa sur la pierre une rosée de larmes pieuses. — Quel homme j’aurais fait de toi, dit-il, si je t’avais trouvé vivant, ô le plus grand des poètes ! » Virgile fut en effet une des âmes les plus chrétiennes du paganisme. Quoique attaché de tout son cœur à l’ancienne religion, il a semblé quelquefois pressentir la nouvelle, et un chrétien pieux pouvait croire qu’il ne lui manqua, pour l’embrasser, que de la connaître.


GASTON BOISSIER.