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lorsqu’elle frappe et perd une nation innocente, on ne murmure pas : « les dieux l’ont voulu, visum superis ! » et l’on se soumet sans révolte à leur volonté.

On comprend que ces beaux passages aient frappé les chrétiens qui les lisaient. En retrouvant dans l’Enéide des sentimens qui leur étaient si familiers, ils ont dû avoir de bonne heure la pensée et le désir de s’approprier Virgile ; la quatrième églogue parut leur en accorder le droit. Il est inutile de rentrer dans tous les débats dont elle a été le prétexte et qui sont vidés aujourd’hui, il suffit de rappeler qu’elle chante la naissance d’un enfant miraculeux qui doit ramener l’âge d’or sur la terre. Comme cet enfant n’est pas très clairement désigné, et que la critique n’a pu se mettre d’accord pour savoir qui c’était, les chrétiens se persuadèrent que Virgile avait voulu annoncer la naissance du Christ. Un esprit prévenu pouvait aisément le croire. Ces belles peintures et ces grandes promesses que prodigue le poète, cette émotion de la nature, ces tressaillemens de la terre et des cieux qui saluent le divin enfant, ce bonheur prédit à l’humanité « dès qu’il sera descendu des hauteurs du ciel, » ce renouvellement et, pour ainsi dire, cette renaissance du vieux monde, qui reprend avec lui sa jeunesse et recommence ses premières années, semblent convenir tout à fait au Sauveur, et un croyant convaincu ne pouvait les appliquer qu’à lui. « A quel autre, dit saint Augustin, un homme pourrait-il adresser ces mots : sous ses auspices les dernières traces de notre crime s’effaceront, et la terre sera délivrée de ses perpétuelles alarmes ? » Dans les détails mêmes et le style de l’églogue, les chrétiens croyaient parfois retrouver les expressions symboliques de leur langue religieuse ; ces images de pasteur et de troupeau, qui leur étaient si familières, le souvenir de cette ancienne faute dont il faut effacer la trace, la mention de la mort du serpent, qui leur rappelait leurs livres saints, achevaient de les convaincre que c’était bien du Christ que le poète avait voulu parler. On raconte qu’au plus fort de la persécution de Dèce trois païens du midi de l’Italie avaient été convertis en lisant Virgile, et s’étaient offerts au martyre[1]. Dans son discours aux pères de Nicée, Constantin n’hésita pas à s’appuyer sur la quatrième églogue, et il en traduisit la plus grande partie pour établir la divinité du Christ. L’opinion qui faisait de Virgile un voyant et un apôtre reçut ainsi une sorte de consécration solennelle : elle n’a guère été contestée au moyen âge. Il était alors d’usage dans certains pays que le jour de Noël on réunît dans la nef de l’église tous

  1. C’est tout à fait ainsi que Dante raconte que Stace a été converti par la lecture de la quatrième églogue. Le poète de la ThébaUe, rencontrant Virgile dans le Purgatoire, le remercie de lui avoir fait connaître la vérité, et le salue en lui disant : Per te poeta fut, per te cristiano.