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dieux d’Homère étaient devenus les types sur lesquels l’imagination façonnait tous les autres, et à Rome surtout on n’était presque plus capable de concevoir autrement la divinité. Ainsi, quand l’admiration n’aurait pas fait un plaisir à Virgile de suivre les traces de son grand devancier, l’opinion générale lui en faisait une nécessité.

Si la religion de l’Enéide paraît être au fond celle des poèmes homériques, ces croyances anciennes sont pourtant fort rajeunies. Virgile emprunte beaucoup au passé, mais il doit aussi beaucoup au présent. Comme il prétendait laisser une œuvre vivante, et non une imitation artificielle des épopées d’Homère, il était bien forcé d’accommoder toute cette antiquité aux idées de son époque. Quand on trouve que la mythologie est chez lui moins animée, moins pleine de charme et d’intérêt que dans l’Iliade ou l’Odyssée, on n’accuse ordinairement que l’infériorité de son génie ; il faut tenir compte aussi de la différence des temps. Les progrès mêmes qu’avait accomplis la raison humaine pendant tant de siècles de réflexions, d’études, de recherches, tournaient souvent contre lui. Depuis qu’on se faisait une idée plus haute de la divinité et qu’on la séparait davantage de l’homme, il était devenu plus difficile de les mêler ensemble dans les mêmes aventures. Ce fut un grand embarras pour le poète. Les exigences de son temps étaient telles qu’il ne pouvait ni s’écarter entièrement du merveilleux d’Homère, ni le garder tout à fait. C’est ainsi qu’il fut amené à le changer souvent : il lui a fait subir une foule de modifications de détail qui finissent par en altérer l’ensemble. Il l’a changé surtout pour le rendre plus moral, plus grave, plus conforme à l’idée que ses contemporains se faisaient de la dignité divine.

Virgile était de ceux qui pensaient, comme Pindare, « qu’il ne faut rien dire des dieux qui ne soit beau. » Après nous avoir raconté que Triton, jaloux de Misène, qui jouait trop bien de la conque, se débarrassa de son rival en le plongeant dans les flots, il s’empresse d’ajouter qu’il lui est difficile de croire à ce récit. Quand il songe aux causes frivoles qui poussaient Junon à poursuivre de sa colère un homme aussi pieux qu’Énée, il ne peut retenir un cri de surprise : Tantæ ne animis cœlestibus iræ ! Ce ne sont que des réserves timides ; d’autres, autour de lui, allaient bien plus loin. Cicéron avait déjà énergiquement attaqué ces fables absurdes « qui représentent les dieux enflammés de colère, passionnés jusqu’à la fureur, qui dépeignent leurs démêlés, leurs combats, leurs blessures, qui racontent leurs haines, leurs dissensions, leur naissance, leur mort, qui nous les montrent gémissant et se lamentant, jetés dans les fers, plongés sans réserve dans toute sorte de voluptés, entretenant avec le genre humain des commerces impudiques, d’où sortent des mortels engendrés par un immortel. » Au fond, c’est du merveilleux