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céleste envoyé tout l’effet qu’avaient produit sur son cœur les charmes de la reine et la beauté de Carthage s’efface : il brûle de s’en aller, ardet abire fuga. Si cette impatience nous blesse, c’est que nous ne sommes pas assez pénétrés du dessein du poète. Quand on y réfléchit, on trouve que la conduite d’Énée, qui serait choquante dans un poème ordinaire, convient au héros d’une épopée religieuse. Il a pu oublier un moment la mission divine dont il est chargé, — les plus graves et les plus dévots ne sont pas toujours à l’abri de ces surprises, — mais l’apparition de Mercure le rend à lui-même ; en recevant les ordres de Jupiter qu’un dieu lui apporte, il est saisi d’une sorte d’ardeur de sacrifice. Il abandonne Didon, comme Polyeucte dans le feu d’une conversion nouvelle oublie Pauline[1]. S’il se livre encore dans son cœur quelques combats secrets, ils n’ébranlent pas sa résolution et ne troublent qu’un moment la sérénité de son âme, mens immota manet. Ce qui serait ailleurs une coupable insensibilité peut passer ici pour un détachement et un sacrifice méritoires. Ce n’est qu’en triomphant de ses goûts et de ses passions, en se résignant à s’oublier et à s’immoler, qu’il peut obtenir la faveur de porter ses dieux en Italie et d’y établir leur culte. Plus la victoire qu’il remporte sur lui-même est rapide et complète, plus il est digne du choix qu’a fait de lui le destin pour exécuter ses arrêts, plus il se montre le véritable héros d’un poème religieux.

Ses adversaires représentent plutôt les passions et les sentimens humains, et c’est peut-être pour ce motif qu’ils nous plaisent davantage. Quelle séduisante figure que ce Turnus, si sensible à l’honneur, si brave, si dévoué aux siens, qui aime tant les aventures audacieuses et se jette toujours le premier dans la mêlée sans attendre ses soldats ! Il est le hardi Turnus, comme son rival est le pieux Énée. Ce n’est pas qu’il ne respecte aussi beaucoup les dieux : il leur fait volontiers des sacrifices et leur adresse de longues prières. Cependant il ne se montre pas autant qu’Énée l’esclave des destins ; il ose en parler d’un ton plus léger, et, s’il ne leur résiste pas ouvertement, il veut qu’on les interprète et qu’on les tourne. Ce ne sont là que des irrévérences ; mais Mézence, son allié, est un impie avéré : il déclare qu’il n’a aucun souci des dieux, qu’il les méprise et s’en moque, qu’il n’en veut pas reconnaître d’autre que son bras et le javelot qu’il va lancer. Cependant, quand on lui rapporte le corps de son fils, le premier mouvement de cet impie est de lever les bras au ciel. Chateaubriand a fait observer que, parmi les personnages secondaires de l’Enéide, Mézence est presque le seul « qui soit fièrement dessiné. » Il est remarquable que le parti de Turnus

  1. Ce rapprochement n’a rien de forcé, comme on pourrait le croire. Le ton d’Énée, quand il dit à Didon : Desine meque tuis incendere teque querelis, est celui de Polyeucte quand il répond à Pauline : Vives avec Sévère.